Le paradoxe de Berkeley :
« L'évêque de Cloyne, Berkeley, est le dernier qui, par cent sophismes captieux, a prétendu prouver que les corps n'existent pas. Ils n'ont, dit-il, ni couleurs, ni odeurs, ni chaleur ; ces modalités sont dans vos sensations, et non dans les objets. Il pouvait s'épargner la peine de prouver cette vérité ; elle est assez connue. Mais de là il passe à l'étendue, à la solidité, qui sont des essences du corps, et il croit prouver qu'il n'y a pas d'étendue dans une pièce de drap vert, parce que ce drap n'est pas vert en effet ; cette sensation du vert n'est qu'en vous : donc cette sensation de l'étendue n'est qu'en vous. Et, après avoir ainsi détruit l'étendue, il conclut que la solidité qui y est attachée tombe d'elle-même, et qu'ainsi, il n'y a rien au monde que nos idées. De sorte que, selon ce docteur, dix mille hommes tués par dix mille coups de canon ne sont dans le fond que dix mille appréhensions de notre entendement ; et quand un homme fait un enfant à sa femme, ce n'est qu'une idée qui se loge dans une autre idée, dont il naîtra une troisième idée. » <p.149-150>
« Il est bon de savoir ce qui l'avait entraîné dans ce paradoxe. J'eus, il y a longtemps, quelques conversations avec lui ; il me dit que l'origine de son opinion venait de ce qu'on ne peut concevoir ce que c'est que ce sujet qui reçoit l'étendue. Et en effet il triomphe dans son livre quand il demande à Hilas ce que c'est que ce sujet, ce substratum, cette substance. "C'est le corps étendu" répond Hilas. Alors l'évêque, sous le nom de Philonoüs, se moque de lui ; et le pauvre Hilas, voyant qu'il a dit une sottise, demeure tout confus, et avoue qu'il n'y comprend rien , qu'il n'y a point de corps, que le monde matériel n'existe pas, qu'il n'y a qu'un monde intellectuel. Hilas devait dire seulement à Philonoüs : Nous ne savons rien sur le fond de ce sujet, de cette substance étendue solide, divisible, mobile, figurée, etc. ; je ne la connais pas plus que le sujet pensant, sentant et voulant ; mais ce sujet n'en existe pas moins, puisqu'il a des propriétés essentielles dont il ne peut être dépouillé. » <p.150-151>
ALAIN / Les idées et les âges / Les Passions et la Sagesse / Bibliothèque de la Pléiade / nrf Gallimard 1960
« On ne connaît que trop la thèse idéaliste, que l'on retrouve dans Berkeley en sa parfaite transparence. Beaucoup y ont mordu, et ne se délivrent pas aisément. Or j'ai aperçu une faute dans cet idéalisme, et je crois utile de la mettre au jour. La faute est dans cette idée impossible de l'apparence seule, et séparée de l'objet. Plus près de nous et plus clairement, je dirais que la faute est de prendre comme réel un monde subjectif, comme on dit, c'est à dire dans lequel l'existence extérieure ne figurerait point encore, et devrait s'y ajouter à titre d'hypothèse. Ici les difficultés s'accumulent, et je veux essayer d'y mettre un ordre. Entendons bien. Il ne s'agit pas d'argumenter. Qui argumente contre, il est pour. Car la force de l'idéalisme est en ceci qu'il obtient aisément que l'existence des choses extérieures doit être prouvée ; en quoi il a partie gagnée de toute façon ; car, si bonne que soit la preuve, elle court, comme dit Kant, le risque de toute preuve ; et il reste une différence entre l'indubitable existence de moi-même, et cette autre existence qu'il faut prouver, et qui, par cela seul, fait figure d'ombre, et enfin se trouve seconde et subordonnée. Or, l'embarras où l'on se trouve alors vient de ce que le philosophe ne donne pas ici le monde tel qu'il nous le faut. Il y a disproportion, et même ridicule disproportion, entre cette immense et impérieuse présence, dans laquelle nous sommes pris et engagés, et les légers discours par lesquels nous essayons d'en rendre compte. Et c'est parce que nous sommes assurés premièrement du monde que le philosophe fait rire. C'est pourquoi il faut examiner sévèrement ce départ, cette position initiale où nous croyons pouvoir nous retirer d'abord, laissant le monde et considérant nos pensées. Quand on aura bien compris qu'il n'y a point du tout de connaissance hors de l'expérience, ni d'idée sans objet actuellement présent, tout sera dit. Quand on aura bien compris que le souvenir ne s'achève que par la perception de l'objet, et enfin que nous ne connaissons que les choses, tout sera dit, et plus près encore de l'illusion qu'il s'agit de surmonter. Mais ces idées veulent un immense développement. Je conseille de les suivre dans l'Analytique de Kant, jusqu'au fameux théorème qui affirme, comme en un puissant raccourci, que les choses n'existent pas moins que moi-même. Seulement ce chemin est long et aride. » <p.65-66>