MACHIAVEL / Le Prince / Le livre de poche / Librairie Générale Française 1983
« Je n'ignore pas cette croyance fort répandue : les affaires de ce monde sont gouvernées par la fortune et par Dieu ; les hommes ne peuvent rien y changer, si grande soit leur sagesse ; il n'existe même aucune sorte de remède ; par conséquent il est tout à fait inutile de suer sang et eau à vouloir les corriger, et il vaut mieux s'abandonner au sort. Opinion qui a gagné du poids en notre temps, à cause des grands bouleversements auxquels on assiste chaque jour, et que nul n'aurait jamais pu prévoir. Si bien qu'en y réfléchissant moi-même, il m'arrive parfois de l'accepter. Cependant, comme notre libre arbitre ne peut disparaître, j'en viens à croire que la fortune est maîtresse de la moitié de nos actions, mais qu'elle nous abandonne à peu près l'autre moitié. » <p.130>
« Ou le monde subsiste par sa propre nature, par ses lois physiques, ou un Etre suprême l'a formé suivant ses lois suprêmes : dans l'un et l'autre cas, ces lois sont immuables ; dans l'un et l'autre cas, tout est nécessaire ; les corps graves tendent vers le centre de la terre, sans pouvoir tendre à se reposer en l'air. Les poiriers ne peuvent jamais donner d'ananas. L'instinct d'un épagneul ne peut être l'instinct d'une autruche. Tout est arrangé, engendré, limité. » <p.164-165>
« Il est contradictoire que ce qui fut hier n'ait pas été, que ce qui est aujourd'hui ne soit pas ; il est aussi contradictoire que ce qui doit être puisse ne pas devoir être. Si tu pouvais déranger la destinée d'une mouche, il n'y aurait nulle raison qui pût t'empêcher de faire le destin de toutes les autres mouches, de tous les autres animaux, de tous les hommes, de toute la nature ; tu te trouverais au bout du compte plus puissant que Dieu. » <p.165>
Sur le raisonnement paresseux :
« Il y a des gens qui vous disent : "Ne croyez pas au fatalisme ; car alors tout vous paraissant inévitable, vous ne travaillerez à rien, vous croupirez dans l'indifférence, vous n'aimerez ni les richesses, ni les honneurs, ni les louanges ; vous ne voudrez rien acquérir, vous vous croirez sans mérite comme sans pouvoir ; aucun talent ne sera cultivé, tout périra par l'apathie." Ne craignez rien, messieurs, nous aurons toujours des passions et des préjugés, puisque c'est notre destinée d'être soumis aux préjugés et aux passions ; nous saurons bien qu'il ne dépend pas plus de nous d'avoir beaucoup de mérite et de grands talents que d'avoir les cheveux bien plantés et la main belle ; nous serons convaincus qu'il ne faut tirer vanité de rien, et cependant nous aurons toujours de la vanité. » <p.166-167>
Joseph JOUBERT / Carnets / nrf Gallimard 1938-1994
« Il faut être caillou dans le torrent, garder ses veines et rouler sans être dissous (ni dissolu). » <25 avril 1812 t.2 p.345>
Victor HUGO / Faits et croyances / Océan / OEuvres complètes / Robert Laffont - Bouquins 1989
« De certaines destinées ont deux noms. Le premier est comme la préface de l'autre. On est Poquelin avant d'être Molière, Arouet avant d'être Voltaire, et Bonaparte avant d'être Napoléon. Cela tient à ce que ces hommes ont deux aspects, valet de chambre et génie, courtisan et roi, soldat républicain et empereur. » <1860 p.227>
Friedrich NIETZSCHE / Humain, trop humain. (1878-1879) / OEuvres I / Robert Laffont - Bouquins 1990
« La prétention, ultime consolation. - Si l'on s'arrange pour voir dans un insuccès, dans son insuffisance intellectuelle ou sa maladie le sort auquel on était prédestiné, l'épreuve que l'on doit subir, ou le châtiment mystérieux d'une faute antérieure, on se rend par là son propre être plus intéressant et l'on s'élève par la pensée au-dessus de ses semblables. Le pécheur orgueilleux est une figure connue dans toutes les sectes religieuses. » <590 p.674>
« Le fataliste. - Il faut que tu croies à la fatalité - la science peut t'y forcer. Ce qui naîtra alors de cette croyance - la lâcheté et la résignation ou la grandeur et la droiture - témoignera du terrain où cette semence fut jetée ; mais non point de la semence elle-même, car d'elle toutes choses peuvent sortir. » <363 p.817>
Jerome K. JEROME / Arrière-pensées d'un paresseux (1898) / Arléa 1998
« Dans ma jeunesse, la question qui me préoccupait au premier chef était la suivante : "Quel genre d'homme vais-je décider d'être ?" À dix-neuf ans, c'est une question que l'on se pose. À trente-neuf, on dit : "Si seulement le destin n'avait pas fait de moi l'homme que je suis." » <p.15>
Ambrose BIERCE / Le Dictionnaire du Diable (1911) / Éditions Rivages 1989
« Destinée n. Justification du Tyran pour ses crimes, excuse de l'imbécile pour ses échecs. » <p.73>
Léon DAUDET / Le stupide XIXe siècle (1922) / Souvenirs et polémiques / Robert Laffont - Bouquins 1992
« Ce qu'on appelle la destinée physiologique n'est souvent qu'une mauvaise hygiène. Ce qu'on appelle la destinée psychologique n'est souvent qu'une mauvaise éducation. Ce qu'on appelle la fatalité n'est le plus souvent qu'incurie politique et légèreté. S'il est une leçon que l'âge apporte à celui qui lit et réfléchit, c'est que les possibilités de l'homme, dans le bien, sont infinies ; alors que ses possibilités dans le vice et dans le mal sont assez courtes ; c'est que sa responsabilité est entière et reste entière. » <p.1198>
ALAIN / 81 chapitres sur l'esprit et les passions / Les Passions et la Sagesse / Bibliothèque de la Pléiade / nrf Gallimard 1960
« Le fatalisme est une disposition à croire que tout ce qui arrivera dans le monde est écrit ou prédit, de façon que, quand nous le saurions, nos efforts ne feraient pas manquer la prédiction, mais au contraire, par détour imprévu, la réaliseraient. Cette doctrine est souvent présentée théologiquement, l'avenir ne pouvant pas être caché à un Dieu très clairvoyant ; il est vrai que cette belle conclusion enchaîne Dieu aussitôt ; sa puissance réclame contre la prévoyance. Mais nous avons jugé ces jeux de paroles. Bien loin qu'ils fondent jamais quelque croyance, ils ne sont supportés que parce qu'ils mettent en argument d'apparence ce qui est déjà l'objet d'une croyance ferme, et mieux fondée que sur des mots. Le fatalisme ne dérive pas de la théologie ; je dirais plutôt qu'il la fonde. Selon le naïf polythéisme, le destin est au-dessus des dieux. » <p.1173>
« Ces temps de destruction mécanique ont offert des exemples tragiques de cette détermination par les causes sur lesquels des millions d'hommes ont réfléchi inévitablement. Un peu moins de poudre dans la charge, l'obus allait moins loin, j'étais mort. L'accident le plus ordinaire donne lieu a des remarques du même genre ; si ce passant avait trébuché, cette ardoise ne l'aurait point tué. Ainsi se forme l'idée déterministe populaire, moins rigoureuse que la scientifique, mais tout aussi raisonnable. Seulement l'idée fataliste s'y mêle, on voit bien pourquoi, à cause des actions et des passions qui sont toujours mêlées aux événements que l'on remarque. On conclut que cet homme devait mourir là, et que c'était sa destinée, ramenant ainsi en scène cette opinion de sauvage que les précautions ne servent à rien contre le dieu, ni contre le mauvais sort. Cette confusion est cause que les hommes peu instruits acceptent volontiers l'idée déterministe ; elle répond au fatalisme, superstition bien forte et bien naturelle comme on l'a vu. » <p.1178-1179>
ALAIN / Propos I / Bibliothèque de la Pléiade / nrf Gallimard 1956
« Je vois des gens, qui, avec assez de moyens, ne sont arrivés qu'à une maigre et petite place. Mais que voulaient-ils ? Leur franc parler ? Ils l'ont. Ne point flatter ? Ils n'ont point flatté et ne flattent point. Pouvoir par le jugement, par le conseil, par le refus ? Ils peuvent. Il n'a point d'argent ? Mais n'a-t-il pas toujours méprisé l'argent ? L'argent va à ceux qui l'honorent. Trouvez-moi seulement un homme qui ait voulu s'enrichir et qui ne l'ait point pu. Je dis qui ait voulu. Espérer ce n'est pas vouloir. Le poète espère cent mille francs ; il ne sait de qui ni comment ; il ne fait pas le moindre petit mouvement vers ces cent mille francs ; aussi ne les a-t-il point. Mais il veut faire de beaux vers. Aussi les fait-il. Beaux selon sa nature, comme le crocodile fait ses écailles et l'oiseau ses plumes. On peut appeler aussi destinée cette puissance intérieure qui finit par trouver passage ; mais il n'y a de commun que le nom entre cette vie si bien armée et composée, et cette tuile de hasard qui tua Pyrrhus. Ce que m'exprimait un sage, disant que la prédestination de Calvin ne ressemblait pas mal à la liberté elle-même. » <3 octobre 1923 p.542>
Sacha GUITRY / Pensées / Cinquante ans d'occupations / Omnibus Presses de la Cité 1993
« Je n'ai pas présente à l'esprit la définition du Fataliste par Tolstoï - j'ignore même si cette question existe dans son oeuvre, mais elle en émane du moins, et je croirais volontiers que, être fataliste, ce n'est pas tellement croire en Dieu. C'est bien plutôt, je pense, une sorte de lassitude, une forme du dilettantisme et un manque presque total de volonté. C'est une espèce de renoncement que l'on veut croire momentané et, tandis que la confiance en soi somnole, c'est une résignation passive et presque souriante en présence d'une volonté supérieure - que l'on suppose bienfaisante, que les uns appellent la volonté du Destin, d'autres la volonté de Dieu, et qui n'est, somme toute, en général que la volonté des autres. » <p.50>
Jean COCTEAU / Le Rappel à l'ordre / Romans, Poésies, OEuvres diverses / La Pochothèque LdP 1995
« Que pense la toile sur laquelle on est en train de peindre un chef-d'oeuvre ? "On me salit. On me brutalise. On me cache." Ainsi l'homme boude son beau destin. » <p.448>
Jean COCTEAU / La difficulté d'être / Romans, Poésies, OEuvres diverses / La Pochothèque LdP 1995
« De tous les problèmes qui nous embrouillent, celui du destin et du libre arbitre est le plus obscur. Quoi ? la chose est écrite à l'avance et nous pouvons l'écrire, nous pouvons en changer la fin ? La vérité est différente. Le temps n'est pas. Il est notre pliure. Ce que nous croyons exécuter à la suite, s'exécute d'un bloc. Le temps nous le dévide. Notre oeuvre est déjà faite. Il ne nous reste pas moins à la découvrir. C'est cette participation passive qui étonne. Et il y a de quoi. Elle laisse le public incrédule. Je décide et je ne décide pas. J'obéis et je dirige. C'est un grand mystère. » <p.887>
Robert MUSIL / L'homme sans qualités / Editions du Seuil - Points 1956
« Alors, Ulrich se souhaita d'être un homme sans qualités. Mais les choses ne sont pas tellement différentes chez les autres hommes. Au fond, il en est peu qui sachent encore, dans le milieu de leur vie, comment ils ont bien pu en arriver à ce qu'ils sont, à leurs distractions, leur conception du monde, leur femme, leur caractère, leur profession et leurs succès ; mais ils ont le sentiment de n'y plus pouvoir changer grand-chose. On pourrait même prétendre qu'ils ont été trompés, car on n'arrive jamais à trouver une raison suffisante pour que les choses aient tourné comme elles l'ont fait ; elles auraient aussi bien pu tourner autrement ; les événements n'ont été que rarement l'émanation des hommes, la plupart du temps ils ont dépendu de toutes sortes de circonstances, de l'humeur, de la vie et de la mort d'autres hommes, ils leur sont simplement tombés dessus à un moment donné. Dans leur jeunesse, la vie était encore devant eux comme un matin inépuisable, de toutes parts débordante de possibilités et de vide, et à midi déjà voici quelque chose devant vous qui est en droit d'être désormais votre vie, et c'est aussi surprenant que le jour où un homme est assis là tout à coup, avec qui l'on a correspondu pendant vingt ans sans le connaître, et qu'on s'était figuré tout différent. Mais le plus étrange est encore que la plupart des hommes ne s'en aperçoivent pas ; ils adoptent l'homme qui est venu à eux, dont la vie s'est acclimatée en eux, les événements de sa vie leur semblent désormais l'expression de leurs qualités, son destin est leur mérite ou leur malchance. Il leur est arrivé ce qui arrive aux mouches avec le papier tue-mouches : quelque chose s'est accroché à eux, ici agrippant un poil, là entravant leurs mouvements, quelque chose les a lentement emmaillotés jusqu'à ce qu'ils soient ensevelis dans une housse épaisse qui ne correspond plus que de très loin à leur forme primitive. Dès lors, ils ne pensent plus qu'obscurément à cette jeunesse où il y avait eu en eux une force de résistance : cette autre force qui tiraille et siffle, qui ne veut pas rester en place et déclenche une tempête de tentatives d'évasion sans but ; l'esprit moqueur de la jeunesse, son refus de l'ordre établi, sa disponibilité à toute espèce d'héroïsme, au sacrifice comme au crime, son ardente gravité et son inconstance, tout cela n'est que tentatives d'évasion. » <T.1 p.163-164>