Charles-Augustin SAINTE-BEUVE / Mes Poisons / Collection Romantique / José Corti 1988
« La Rochefoucauld a contre lui tous les philosophes grandioses : il a osé mettre le doigt sur le grand ressort du joujou humain, et on ne le lui pardonne pas. Il a aussi contre lui les hommes de gouvernement et d'action ; mais la seule objection de ces derniers se réduit à ceci : "Pourquoi, diantre ! aller mettre le doigt sur le ressort ? laissez-le plutôt jouer sans le dire, et surtout laissez-nous en jouer." - Pour bien entendre La Rochefoucauld, il faut se dire que l'amour-propre, dans ses replis de protée et ses métamorphoses, prend parfois des formes sublimes. » <p.191>
« Le livre de la Rochefoucauld me raconte l'histoire publique et secrète de tous les temps et de tous les siècles, - l'histoire du passé et l'histoire de l'avenir. - Loin de m'irriter contre l'homme en me le dévoilant, il me rend au contraire bon et indulgent. Il m'apprend à ne pas demander à la vie plus qu'elle ne contient, à ne pas attendre de l'homme plus qu'il ne possède. Les Samoyèdes, j'en suis sûr, ne ressentent qu'un médiocre chagrin de ne pas manger d'ananas ; - je n'ai plus sujet d'en vouloir aux hommes de ce qu'ils n'exercent pas à mon bénéfice une foule de noms de vertus qui, en réalité, ne mûrissent pas dans leur coeur ; - l'homme le plus laid du monde est au même point que la plus jolie fille du monde ; - il suffit de bien établir qu'un pommier est un pommier pour qu'on renonce à la fantaisie de cueillir dessus des pêches ; on s'arrange des pommes et on n'en veut pas au pommier. » <Février 1842, p.230>
André GIDE / Journal 1889-1939 / Bibliothèque de la Pléiade / nrf Gallimard 1951
« Le jour où La Rochefoucauld s'avisa de ramener et réduire aux incitations de l'amour-propre les mouvements de notre coeur, je doute s'il fit tant preuve d'une perspicacité singulière, ou plutôt s'il n'arrêta pas l'effort d'une plus indiscrète investigation. Une fois la formule trouvée, l'on s'y tint et, durant deux siècles et plus, on vécut avec cette explication. Le psychologue parut le plus averti, qui se montrait le plus sceptique et qui, devant les gestes les plus nobles, les plus exténuants, savait le mieux dénoncer le ressort secret de l'égoïsme. Grâce à quoi tout ce qu'il y a de contradictoire dans l'âme humaine lui échappe. Et je ne lui reproche pas de dénoncer "l'amour-propre" ; je lui reproche parfois de s'en tenir là ; je lui reproche de croire qu'il a tout fait quand il a dénoncé l'amour-propre. Je reproche surtout à ceux qui l'ont suivi, de s'en être tenu là. » <p.661>
Vladimir JANKÉLÉVITCH / Philosophie morale / Mille&UnePages Flammarion 1998
« Ceux qui découragent la vertu, l'héroïsme, la charité et tout ce qui est pur ici-bas sont les mêmes qui rendent impossible, à force de dialectique, le mouvement et la liberté. La Rochefoucauld est, pour ainsi dire, le Zénon du monde moral : de même que Zénon décompose le mouvement en points stationnaires, de même le pointillisme des pointilleux, qui cherche des poux à la vertu et à la pureté, trouble ce qu'on peut appeler l'évidence du bon mouvement ; le "bon mouvement", c'est aussi le premier mouvement, l'impulsion inchoative et généreuse que les méfiants, les ironiques, les soupçonneux n'ont pas encore désagrégé en scrupules. Si la spontanéité charitable est le premier mouvement, le calcul intéressé ou ravisement est le second ; à l'intention toujours initiale de Donner succède l'intention de Reprendre ou Retenir, - car on ne "se ravise" que pour refuser et pour dire non. Tout de même c'est pour un deuxième mouvement réflexif, pour un mouvement secondaire que la bonne intention prévenante et initiale se désagrège en rhapsodie de scrupules. La primarité et simplicité affirmatives du fiat - que ce soit sacrifice, décision héroïque ou offrande - devient suspecte après coup. Pas de coeur pur qui reste pur pour cet épluchage zénonien ! » <La mauvaise conscience, p.180>
Paul MORAND / Journal inutile 1968-1972 / nrf Gallimard 2001
« La Rochefoucauld : un goutteux qui fait des pointes. » <30 octobre 1968, p.80>