Baruch SPINOZA / L'Ethique / OEuvres complètes / Bibliothèque de la Pléiade / nrf Gallimard 1954
« Il me suffira ici de poser en principe ce qui doit être reconnu par tous : tous les hommes naissent ignorants des causes des choses, et tous ont envie de rechercher ce qui leur est utile, ce dont ils ont conscience. D'où il suit, en premier lieu, que les hommes se croient libres parce qu'ils ont conscience de leurs volitions et de leur appétit, et qu'ils ne pensent pas, même en rêve, aux causes qui les disposent à désirer et à vouloir, parce qu'ils les ignorent. Il suit, en second lieu, que les hommes agissent toujours en vue d'une fin, c'est-à-dire en vue de l'utile qu'ils désirent ; d'où il résulte qu'ils ne cherchent jamais à savoir que les causes finales des choses une fois achevées, et que, dès qu'ils en ont connaissance, ils trouvent le repos, car alors ils n'ont plus aucune raison de douter. S'ils ne peuvent avoir connaissance de ces causes par autrui, il ne leur reste qu'à se retourner vers eux-mêmes et à réfléchir aux fins qui les déterminent d'habitude à des actions semblables, et à juger ainsi nécessairement, d'après leur naturel propre, celui d'autrui. En outre, ils trouvent en eux-mêmes et hors d'eux-mêmes un grand nombre de moyens qui leur servent excellemment à se procurer ce qui leur est utile, comme par exemple, les yeux pour voir, les dents pour mâcher, les herbes et les animaux pour s'alimenter, le soleil pour s'éclairer, la mer pour nourrir les poissons, etc., ils finissent donc par considérer toutes les choses naturelles comme des moyens pour leur utilité propre. Et comme ils savent que ces moyens, ils les ont trouvés, mais ne les ont pas agencés eux-mêmes, ils y ont vu une raison de croire qu'il y a quelqu'un d'autre qui a agencé ces moyens à leur usage. Car, ayant considéré les choses comme des moyens, ils ne pouvaient pas croire qu'elles se fussent faites elles-mêmes ; mais, pensant aux moyens qu'ils ont l'habitude d'agencer pour eux-mêmes, ils ont dû conclure qu'il y a un ou plusieurs maîtres de la Nature, doués de la liberté humaine qui ont pris soin de tout pour eux et qui ont tout fait pour leur convenance. Or, comme ils n'ont jamais eu aucun renseignement sur le naturel de ces êtres, ils ont dû en juger d'après le leur, et ils ont ainsi admis que les Dieux disposent tout à l'usage des hommes, pour se les attacher et être grandement honorés par eux. D'où il résulta que chacun d'eux, suivant son naturel propre, inventa des moyens divers de rendre un culte à Dieu, afin que Dieu l'aimât plus que tous les autres et mît la Nature entière au service de son aveugle désir et de son insatiable avidité. Ainsi, ce préjugé est devenu superstition et a plongé de profondes racines dans les esprits ; ce qui fut une raison pour chacun de chercher de toutes ses forces à comprendre les causes finales de toutes choses et à les expliquer. Mais en voulant montrer que la Nature ne fait rien en vain (c'est-à-dire qui ne soit à l'usage des hommes), ils semblent avoir uniquement montré que la Nature et les Dieux délirent aussi bien que les hommes. Voyez, je vous prie, où cela conduit ! Parmi tant d'avantages qu'offre la Nature, ils ont dû trouver un nombre non négligeable d'inconvénients, comme les tempêtes, les tremblements de terre, les maladies, etc., et ils ont admis que ces événements avaient pour origine l'irritation des Dieux devant les offenses que leur avaient faites les hommes ou les fautes commises dans leur culte ; et quoique l'expérience s'inscrivît chaque jour en faux contre cette croyance et montrât par d'infinis exemples que les avantages et les inconvénients échoient indistinctement aux pieux et aux impies, ils n'ont cependant renoncé à ce préjugé invétéré : il leur a été, en effet, plus facile de classer ce fait au rayon des choses inconnues, dont ils ignoraient l'usage, et de garder ainsi leur état actuel et inné d'ignorance, que de ruiner toute cette construction et d'en inventer une nouvelle. Ils ont donc pris pour certain que les jugements de Dieux dépassent de très loin la portée de l'intelligence humaine ; et cette seule raison , certes, eût suffi pour que la vérité demeurât à jamais cachée au genre humain, si la Mathématique, qui s'occupe non des fins, mais seulement des essences et des propriétés des figures, n'avait montré aux hommes une autre règle de vérité. » <p.347-349>
« Il paraît qu'il faut être forcené pour nier que les estomacs soient faits pour digérer, les yeux pour voir, les oreilles pour entendre. D'un autre côté, il faut avoir un étrange amour des causes finales pour assurer que la pierre a été formée pour bâtir des maisons, et que les vers à soie sont nés à la Chine afin que nous ayons du satin en Europe. [...] Je crois qu'on peut aisément éclaircir cette difficulté. Quand les effets sont invariablement les mêmes en tout lieu et en tout temps, quand ces effets uniformes sont indépendants des êtres auxquels ils appartiennent, alors il y a visiblement une cause finale. » <p.199-200>
« Je sais bien que plusieurs philosophes, et surtout Lucrèce, ont nié les causes finales ; et je sais que Lucrèce, quoique peu châtié, est un très grand poète dans ses descriptions et dans sa morale ; mais en philosophie, il me paraît, je l'avoue, fort au-dessous d'un portier de collège et d'un bedeau de paroisse. Affirmer que ni l'oeil n'est fait pour voir, ni l'oreille pour entendre, ni l'estomac pour digérer, n'est-ce pas là la plus énorme absurdité, la plus révoltante folie qui soit jamais tombée dans l'esprit humain ? Tout douteur que je suis, cette démence me parait évidente et je le dis. Pour moi, je ne vois dans la nature comme dans les arts, que des causes finales ; et je crois un pommier fait pour porter des pommes comme je crois une montre faite pour marquer l'heure. » <p.512>
« Si une horloge n'est pas faite pour montrer l'heure, j'avouerai alors que les causes finales sont des chimères ; et je trouverai fort bon qu'on m'appelle cause-finalier, c'est-à-dire un imbécile. » <p.542>
Paul VALÉRY / Cahiers I / Bibliothèque de la Pléiade / nrf Gallimard 1973
« L'esprit trouve des mystères parce qu'il cherche d'instinct un but et une utilité à toute chose. Il semble qu'il lui soit interdit de concevoir les choses telles quelles - tout au moins telles qu'elles se montrent. » <Philosophie p.530>