En voyant l'aveuglement & la misere de l'homme, & ces
contrarietez étonnantes qui le découvrent dans sa
nature, & regardant tout l'univers müet, & l'homme
sans lumiere, abandonné à luy mesme, & comme
égaré dans ce recoin de l'univers, sans sçavoir
qui l'y a mis, ce qu'il y est venu faire, ce qu'il deviendra en
mourant ; j'entre en effroy comme un homme qu'on auroit porté
endormy dans une isle deserte & effroyable, & qui s'éveilleroit
sans connoistre où il est, & sans avoir aucun moyen
d'en sortir. Et sur cela j'admire comment on n'entre pas en desespoir
d'un si miserable estat. Je vois d'autres personnes auprés
de moy de semblable nature. Je leur demande s'ils sont mieux instruits
que moy, & ils me disent que non. Et sur cela ces miserables
égarez ayant regardé autour d'eux, & ayant vû
quelques objets plaisants s'y sont donnez, & s'y sont attachez.
Pour moy je n'ay pû m'y arrester, ny me reposer dans la
societé de ces personnes semblables à moy, miserables
comme moy, impuissantes comme moy. Je vois qu'ils ne m'aideroient
pas à mourir : je mourray seul : il faut donc
faire comme si j'estois seul : or si j'estois seul, je ne
bastirois pas des maisons, je ne m'embarrasserois point dans des
occupations tumultuaires, je ne chercherois l'estime de personne,
mais je tâcherois seulement de découvrir la verité.
Ainsi considerant combien il y a d'apparence qu'il y a autre chose
que ce que je vois, j'ay recherché si ce Dieu dont tout
le monde parle n'auroit point laissé quelques marques de
luy. Je regarde de toutes parts, & ne vois partout qu'obscurité.
La nature ne m'offre rien qui ne sois matiere de doute & d'inquietude.
Si je n'y voyois rien qui marquast une divinité, je me
déterminerois à n'en rien croire. Si je voyois par
tout les marques d'un Createur, je reposerois en paix dans la
foy. Mais voyant trop pour nier, & trop peu pour m'assurer,
je suis dans un estat à plaindre, & où j'ay
souhaitté cent fois que si un Dieu soûtient la nature,
elle me marquast sans équivoque, & que si les marques
qu'elle en donne sont trompeuses elle les supprimast tout à
fait ; qu'elle dist tout, ou rien ; afin que je visse
quel party je dois suivre. Au lieu qu'en l'estat où je
suis, ignorant ce que je suis, & ce que je dois faire, je
ne connois ny ma condition, ny mon devoir. Mon coeur tend tout
entier à connoistre où est le vray bien pour le
suivre. Rien ne me seroit trop cher pour cela.
Je vois des multitudes de Religions en plusieurs endroits du monde,
& dans tous les temps. Mais elles n'ont ny morale qui ne puisse
plaire, ny preuves capables de m'arrester. Et ainsi j'aurois refusé
également la Religion de Mahomet, & celle de la Chine,
& celle des anciens Romains, & celle des Egyptiens, par
cette seule raison, que l'une n'ayant pas plus de marques de verité
que l'autre, ny rien qui détermine, la raison ne peut pancher
plustost vers l'une que vers l'autre.
Mais en considerant ainsi cette inconstante & bizarre varieté
de moeurs & de creances dans les divers temps, je trouve en
une petite partie du monde un peuple particulier séparé
de tous les autres peuples de la terre, & dont les histoires
précedent de plusieurs siecles les plus anciennes que nous
ayons.
Je trouve donc ce peuple grand & nombreux, qui adore un seul
Dieu, & qui se conduit par une loy qu'ils disent tenir de
sa main. Ils soûtiennent qu'ils sont les seuls du monde
ausquels Dieu a revelé ses mysteres ; que tous les
hommes sont corrompus & dans la disgrace de Dieu ; qu'ils
sont tous abandonnez à leur sens & à leur propre
esprit ; & que de là viennent les étranges
égaremens, & les changemens continuels qui arrivent
entr'eux, & de Religion, & de coustume ; au lieu
qu'eux demeurent inébranlables dans leur conduitte ;
mais que Dieu ne laissera pas eternellement les autres peuples
dans ces tenebres ; qu'il viendra un liberateur pour tous ;
qu'ils sont au monde pour l'annoncer ; qu'ils sont formez
exprés pour estre les heraults de ce grand avénement,
& pour appeler tous les peuples à s'unir à eux
dans l'attente de ce liberateur.
La rencontre m'étonne, & me semble digne d'une extrême
attention par quantité de choses admirables & singulieres
qui y paroissent.
C'est un peuple tout composé de freres ; & au
lieu que tous les autres sont formez de l'assemblage d'une infinité
de familles, celuy-cy, quoyque si étrangement abondant,
est tout sorty d'un seul homme ; & estant ainsi une mesme
chair & membres les uns des autres, ils composent une puissance
extrême d'une seule famille. Cela est unique.
Ce peuple est le plus ancien qui soit dans la connoissance des
hommes ; ce qui me semble luy devoir attirer une veneration
particuliere, & principalement dans la recherche que nous
faisons ; puisque si Dieu s'est de tout temps communiqué
aux hommes, c'est à ceux-cy qu'il faut recourir pour en
sçavoir la tradition.
Ce peuple n'est pas seulement considerable par son antiquité,
mais il est encore singulier en sa durée, qui a toûjours
continué depuis son origine jusqu'à maintenant ;
car au lieu que les peuples de Grece, d'Italie, de Lacedemone,
d'Athenes, de Rome, & les autres qui sont venus si long-temps
aprés ont finy il y a long-temps, ceux-cy subsistent toûjours ;
& malgré les entreprises de tant de puissans Roys qui
ont cent fois essayé de les faire perir, comme les historiens
le témoignent, & comme il est aisé de le juger
par l'ordre naturel des choses, pendant un si long espace d'années
ils se sont toûjours conservez ; & s'étendant
depuis les premiers temps jusqu'aux derniers, leur histoire enferme
dans sa durée celle de toute nos histoires.
La loy par laquelle ce peuple est gouverné est tout ensemble
la plus ancienne loy du monde, la plus parfaite, & la seule
qui ait toûjours esté gardée sans interruption
dans un Estat. C'est ce que Philon Juif monstre en divers lieux,
& Josephe admirablement contre Appion, où il fait voir
qu'elle est si ancienne, que le nom mesme de loy n'a esté
connû des plus anciens que plus de mille ans aprés ;
en sorte qu'Homere qui a parlé de tant de peuples ne s'en
est jamais servy. Et il est aisé de juger de la perfection
de cette loy par sa simple lecture, où l'on voit qu'on
y a pourvû à toutes choses avec tant de sagesse,
tant d'équité, tant de jugement, que les plus anciens
Legislateurs Grecs & Romains en ayant quelque lumiere en ont
emprunté leurs principales loix ; ce qui paroist par
celles qu'ils appellent des douze tables, & par les autres
preuves que Josephe en donne.
Mais cette loy est en mesme temps la plus severe & la plus
rigoureuse de toutes, obligeant ce peuple pour le retenir dans
son devoir à mille observations particulieres & penibles
sur peine de la vie. De sorte que c'est une chose étonnante
qu'elle se soit toûjours conservée durant tant de
siecles parmy un peuple rebelle & impatient comme celuy-cy ;
pendant que tous les autres Estats ont changé de temps
en temps leurs loix, quoyque tout autrement faciles à observer.
§ Ce peuple est encore admirable en sincerité. Ils gardent avec amour et fidelité le livre où Moyse déclare qu'ils ont toûjours esté ingrats envers Dieu, & qu'il sçait qu'ils le seront encore plus aprés sa mort ; mais qu'il appelle le ciel & la terre à témoins contr'eux qu'il le leur a assez dit : qu'enfin Dieu s'irritant contr'eux les dispersera par tous les peuples de la terre : comme ils l'ont irrité en adorant des dieux qui n'estoient point leurs Dieux, il les irritera en appellant un peuple qui n'estoit point son peuple.
§ Au reste je ne trouve aucun sujet de douter de la verité du livre qui contient toutes ces choses. Car il y a bien de la différence entre un livre que fait un particulier, & qu'il jette parmy le peuple, & un livre qui fait luy-mesme un peuple. On ne peut douter que le livre ne soit aussi ancien que le peuple.
§ C'est un livre fait par des autheurs contemporains. Toute histoire qui n'est pas contemporaine est suspecte, comme les livres des Sybilles, & de Trismegiste, & tant d'autres qui ont eu credit au monde, & se trouvent faux dans la suite des temps. Mais il n'en est pas de mesme des autheurs contemporains.....