avant table apres    Blaise PASCAL - Les Pensées


VIII.
Image d'un homme qui s'est lassé de chercher Dieu par le seul
raisonnement, & qui commence à lire l'Escriture.

En voyant l'aveuglement & la misere de l'homme, & ces contrarietez étonnantes qui le découvrent dans sa nature, & regardant tout l'univers müet, & l'homme sans lumiere, abandonné à luy mesme, & comme égaré dans ce recoin de l'univers, sans sçavoir qui l'y a mis, ce qu'il y est venu faire, ce qu'il deviendra en mourant ; j'entre en effroy comme un homme qu'on auroit porté endormy dans une isle deserte & effroyable, & qui s'éveilleroit sans connoistre où il est, & sans avoir aucun moyen d'en sortir. Et sur cela j'admire comment on n'entre pas en desespoir d'un si miserable estat. Je vois d'autres personnes auprés de moy de semblable nature. Je leur demande s'ils sont mieux instruits que moy, & ils me disent que non. Et sur cela ces miserables égarez ayant regardé autour d'eux, & ayant vû quelques objets plaisants s'y sont donnez, & s'y sont attachez. Pour moy je n'ay pû m'y arrester, ny me reposer dans la societé de ces personnes semblables à moy, miserables comme moy, impuissantes comme moy. Je vois qu'ils ne m'aideroient pas à mourir : je mourray seul : il faut donc faire comme si j'estois seul : or si j'estois seul, je ne bastirois pas des maisons, je ne m'embarrasserois point dans des occupations tumultuaires, je ne chercherois l'estime de personne, mais je tâcherois seulement de découvrir la verité.
Ainsi considerant combien il y a d'apparence qu'il y a autre chose que ce que je vois, j'ay recherché si ce Dieu dont tout le monde parle n'auroit point laissé quelques marques de luy. Je regarde de toutes parts, & ne vois partout qu'obscurité. La nature ne m'offre rien qui ne sois matiere de doute & d'inquietude. Si je n'y voyois rien qui marquast une divinité, je me déterminerois à n'en rien croire. Si je voyois par tout les marques d'un Createur, je reposerois en paix dans la foy. Mais voyant trop pour nier, & trop peu pour m'assurer, je suis dans un estat à plaindre, & où j'ay souhaitté cent fois que si un Dieu soûtient la nature, elle me marquast sans équivoque, & que si les marques qu'elle en donne sont trompeuses elle les supprimast tout à fait ; qu'elle dist tout, ou rien ; afin que je visse quel party je dois suivre. Au lieu qu'en l'estat où je suis, ignorant ce que je suis, & ce que je dois faire, je ne connois ny ma condition, ny mon devoir. Mon coeur tend tout entier à connoistre où est le vray bien pour le suivre. Rien ne me seroit trop cher pour cela.
Je vois des multitudes de Religions en plusieurs endroits du monde, & dans tous les temps. Mais elles n'ont ny morale qui ne puisse plaire, ny preuves capables de m'arrester. Et ainsi j'aurois refusé également la Religion de Mahomet, & celle de la Chine, & celle des anciens Romains, & celle des Egyptiens, par cette seule raison, que l'une n'ayant pas plus de marques de verité que l'autre, ny rien qui détermine, la raison ne peut pancher plustost vers l'une que vers l'autre.
Mais en considerant ainsi cette inconstante & bizarre varieté de moeurs & de creances dans les divers temps, je trouve en une petite partie du monde un peuple particulier séparé de tous les autres peuples de la terre, & dont les histoires précedent de plusieurs siecles les plus anciennes que nous ayons.
Je trouve donc ce peuple grand & nombreux, qui adore un seul Dieu, & qui se conduit par une loy qu'ils disent tenir de sa main. Ils soûtiennent qu'ils sont les seuls du monde ausquels Dieu a revelé ses mysteres ; que tous les hommes sont corrompus & dans la disgrace de Dieu ; qu'ils sont tous abandonnez à leur sens & à leur propre esprit ; & que de là viennent les étranges égaremens, & les changemens continuels qui arrivent entr'eux, & de Religion, & de coustume ; au lieu qu'eux demeurent inébranlables dans leur conduitte ; mais que Dieu ne laissera pas eternellement les autres peuples dans ces tenebres ; qu'il viendra un liberateur pour tous ; qu'ils sont au monde pour l'annoncer ; qu'ils sont formez exprés pour estre les heraults de ce grand avénement, & pour appeler tous les peuples à s'unir à eux dans l'attente de ce liberateur.
La rencontre m'étonne, & me semble digne d'une extrême attention par quantité de choses admirables & singulieres qui y paroissent.
C'est un peuple tout composé de freres ; & au lieu que tous les autres sont formez de l'assemblage d'une infinité de familles, celuy-cy, quoyque si étrangement abondant, est tout sorty d'un seul homme ; & estant ainsi une mesme chair & membres les uns des autres, ils composent une puissance extrême d'une seule famille. Cela est unique.
Ce peuple est le plus ancien qui soit dans la connoissance des hommes ; ce qui me semble luy devoir attirer une veneration particuliere, & principalement dans la recherche que nous faisons ; puisque si Dieu s'est de tout temps communiqué aux hommes, c'est à ceux-cy qu'il faut recourir pour en sçavoir la tradition.
Ce peuple n'est pas seulement considerable par son antiquité, mais il est encore singulier en sa durée, qui a toûjours continué depuis son origine jusqu'à maintenant ; car au lieu que les peuples de Grece, d'Italie, de Lacedemone, d'Athenes, de Rome, & les autres qui sont venus si long-temps aprés ont finy il y a long-temps, ceux-cy subsistent toûjours ; & malgré les entreprises de tant de puissans Roys qui ont cent fois essayé de les faire perir, comme les historiens le témoignent, & comme il est aisé de le juger par l'ordre naturel des choses, pendant un si long espace d'années ils se sont toûjours conservez ; & s'étendant depuis les premiers temps jusqu'aux derniers, leur histoire enferme dans sa durée celle de toute nos histoires.
La loy par laquelle ce peuple est gouverné est tout ensemble la plus ancienne loy du monde, la plus parfaite, & la seule qui ait toûjours esté gardée sans interruption dans un Estat. C'est ce que Philon Juif monstre en divers lieux, & Josephe admirablement contre Appion, où il fait voir qu'elle est si ancienne, que le nom mesme de loy n'a esté connû des plus anciens que plus de mille ans aprés ; en sorte qu'Homere qui a parlé de tant de peuples ne s'en est jamais servy. Et il est aisé de juger de la perfection de cette loy par sa simple lecture, où l'on voit qu'on y a pourvû à toutes choses avec tant de sagesse, tant d'équité, tant de jugement, que les plus anciens Legislateurs Grecs & Romains en ayant quelque lumiere en ont emprunté leurs principales loix ; ce qui paroist par celles qu'ils appellent des douze tables, & par les autres preuves que Josephe en donne.
Mais cette loy est en mesme temps la plus severe & la plus rigoureuse de toutes, obligeant ce peuple pour le retenir dans son devoir à mille observations particulieres & penibles sur peine de la vie. De sorte que c'est une chose étonnante qu'elle se soit toûjours conservée durant tant de siecles parmy un peuple rebelle & impatient comme celuy-cy ; pendant que tous les autres Estats ont changé de temps en temps leurs loix, quoyque tout autrement faciles à observer.

§ Ce peuple est encore admirable en sincerité. Ils gardent avec amour et fidelité le livre où Moyse déclare qu'ils ont toûjours esté ingrats envers Dieu, & qu'il sçait qu'ils le seront encore plus aprés sa mort ; mais qu'il appelle le ciel & la terre à témoins contr'eux qu'il le leur a assez dit : qu'enfin Dieu s'irritant contr'eux les dispersera par tous les peuples de la terre : comme ils l'ont irrité en adorant des dieux qui n'estoient point leurs Dieux, il les irritera en appellant un peuple qui n'estoit point son peuple.

§ Au reste je ne trouve aucun sujet de douter de la verité du livre qui contient toutes ces choses. Car il y a bien de la différence entre un livre que fait un particulier, & qu'il jette parmy le peuple, & un livre qui fait luy-mesme un peuple. On ne peut douter que le livre ne soit aussi ancien que le peuple.

§ C'est un livre fait par des autheurs contemporains. Toute histoire qui n'est pas contemporaine est suspecte, comme les livres des Sybilles, & de Trismegiste, & tant d'autres qui ont eu credit au monde, & se trouvent faux dans la suite des temps. Mais il n'en est pas de mesme des autheurs contemporains.....


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