avant table apres    Blaise PASCAL - Les Pensées


IX.
Injustice, & corruption de l'homme.

L'homme est visiblement fait pour penser, c'est toute sa dignité, & tout son mérite. Tout son devoir est de penser comme il faut ; & l'ordre de la pensée est de commencer par soy, par son autheur, & sa fin. Cependant à quoy pense-t'on dans le monde ? Jamais à cela ; mais à se divertir, à devenir riche, à aquerir de la reputation, à se faire Roy, sans penser à ce que c'est que d'estre Roy, & d'estre homme.

§ La pensée de l'homme est une chose admirable par sa nature. Il falloit qu'elle eust d'étranges défauts pour estre méprisable. Mais elle en a de tels que rien n'est plus ridicule. Qu'elle est grande par sa nature ! Qu'elle est basse par ses défauts !

§ S'il y a un Dieu il ne faut aimer que luy, & non les creatures. Le raisonnement des impies dans le livre de la Sagesse n'est fondé que sur ce qu'ils se persuadent qu'il n'y a point de Dieu. Cela posé, disent-ils, joüissons donc des creatures. Mais s'ils eussent sceu qu'il y avoit un Dieu ils eussent conclû tout le contraire. Et c'est la conclusion des sages : Il y a un Dieu : ne joüissons donc pas des creatures. Donc tout ce qui nous incite à nous attacher à la creature est mauvais ; puisque cela nous empesche ou de servir Dieu si nous le connoissons, ou de le chercher si nous l'ignorons. Or nous sommes pleins de concupiscence. Dons nous sommes pleins de mal. Donc nous devons nous haïr nous mesmes, & tout ce qui nous attache à autre chose qu'à Dieu seul.

§ Quand nous voulons penser à Dieu, combien sentons nous de choses qui nous en détournent, & qui nous tentent de penser ailleurs ? Tout cela est mauvais, & mesme né avec nous.

§ Il est faux que nous soyons dignes que les autres nous aiment. Il est injuste que nous le voulions. Si nous naissions raisonnables, & avec quelque connoissance de nous mesmes & des autres, nous n'aurions point cette inclination. Nous naissons pourtant avec elle. Nous naissons donc injustes. Car chacun tend à soy. Cela est contre tout ordre. Il faut tendre au general. Et la pente vers soy est le commencement de tout desordre en guerre, en police, en oeconomie, &c.

§ Si les membres des communautez naturelles & civiles tendent au bien du corps, les communautez elles mesmes doivent tendre à un autre corps plus general.

§ Quiconque ne hait point en soy cet amour propre, & cet instinct qui le porte à se mettre au dessus de tout, est bien aveugle ; puisque rien n'est si opposé à la justice & à la verité. Car il est faux que nous meritions cela ; & il est injuste & impossible d'y arriver, puisque tous demandent la mesme chose. C'est donc une manifeste injustice où nous sommes nez, dont nous ne pouvons nous deffaire, & dont il faut nous deffaire.
Cependant nulle autre Religion que la Chestienne n'a remarqué que ce fust un peché, ny que nous y fussions nez, ny que nous fussions obligez d'y resister, ny n'a pensé à nous en donner les remedes.

§ Il y a une guerre intestine dans l'homme entre raison & les passions. Il pourroit jouïr de quelque paix s'il n'avoit que lma raison sans passions, ou s'il n'avoit que les passions sans raison. Mais ayant l'un & l'autre, il ne peut estre sans guerre, ne pouvant avoir la paix avec l'un qu'il ne soit en guerre avec l'autre. Ainsi il est toûjours divisé & contraire à luy mesme.

§ Si c'est un aveuglement qui n'est pas naturel de vivre sans chercher ce qu'on est, c'en est un encore bien plus terrible de vivre mal en croyant Dieu. Tous les hommes presque sont dans l'un ou dans l'autre de ces deux aveuglemens.


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