avant table apres    Blaise PASCAL - Les Pensées


VII.
Qu'il est plus avantageux de croire que de ne pas croire
ce qu'enseigne la Religion Chrestienne
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AVIS

Presque tout ce qui est contenu dans ce chapitre ne regarde que certaines sortes de personnes qui n'estant pas convaincuës des preuves de la Religion, & encore moins des raisons des Athées, demeurent dans un estat de suspension entre la foy & l'infidelité. L'autheur prétend seulement leur montrer par leurs propres principes, & par les simples lumieres de la raison, qu'ils doivent juger qu'il leur est avantageux de croire, & que ce seroit le party qu'ils devroient prendre, si ce choix dépendoit de leur volonté. D'où il s'ensuit qu'au moins en attendant qu'ils ayent trouvé la lumiere necessaire pour se convaincre de la verité, ils doivent faire tout ce qui les y peut disposer, & se degager de tous les empeschemens qui les détournent de cette foy, qui sont principalement les passions & les vains amusemens.

L'Unité jointe à l'infiny ne l'augmente de rien, non plus qu'un pied à une mesure infinie. Le finy s'anneantit en presence de l'infiny, & devient un pur neant. Ainsi nostre esprit devant Dieu ; ainsi nostre justice devant la justice divine.
Il n'y a pas si grande disproportion entre l'unité & l'infiny, qu'entre nostre justice et celle de Dieu.

§ Nous connoissons qu'il y a un infiny, & ignorons sa nature. Comme, par exemple, nous sçavons qu'il est faux que les nombres soient finis. Donc il est vray qu'il y a un infiny en nombre. Mais nous ne sçavons ce qu'il est. Il est faux qu'il soit pair, il est faux qu'il soit impair ; car en ajoûtant l'unité il ne change point de nature. Ainsi on peut bien connoistre qu'il y a un Dieu sans sçavoir ce qu'il est : & vous ne devez pas conclure qu'il n'y a point de Dieu de ce que nous ne connoissons pas parfaittement sa nature.
Je ne me serviray pas, pour vous convaincre de son existence, de la foy par laquelle nous la connoissons certainement, ny de toutes les autres preuves que nous en avons, puisque vous ne les voulez pas recevoir. Je ne veux agir avec vous que par vos principes mesmes ; & je prétends vous faire voir par la maniere dont vous raisonnez tous les jours sur les choses de la moindre consequence, de quelle sorte vous devez raisonner en celle-cy, & quel party vous devez prendre dans la décision de cette importante question de l'existence de Dieu. Vous dites donc que nous sommes incapables de connoistre s'il y a un Dieu. Cependant il est certain que Dieu est, ou qu'il n'est pas : il n'y a point de milieu. Mais de quel costé pancherons nous ? La raison, dites vous, n'y peut rien déterminer. Il y a un cahos infiny qui nous sépare. Il se joüe un jeu à cette distance infinie, où il arrivera croix ou pile. Que gagerez vous ? Par raison vous ne pouvez assurer ny l'un ny l'autre ; par raison vous ne pouvez nier aucun des deux.
Ne blasmez donc pas de fausseté ceux qui ont fait un choix ; car vous ne sçavez pas s'ils ont tort, & s'ils ont mal choisy. Non, direz vous ; mais je les blasmeray d'avoir fait non ce choix, mais un choix : & celuy qui prend croix, & celuy qui prend pile ont tous deux tort : le juste est de ne point parier.
Ouy ; mais il faut parier ; cela n'est pas volontaire ; vous estes embarqué ; & ne parier point que Dieu est, c'est parier qu'il n'est pas. Lequel prendrez vous donc ? Pesons le gain & la perte en prenant le party de croire que Dieu est. Si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Pariez donc qu'il est sans hesiter. Oüy il faut gager. Mais je gage peut-estre trop. Voyons : puis qu'il y a pareil hazard de gain & de perte, quand vous n'auriez que deux vies à gagner, pour une, vous pourriez encore gager. Et s'il y en avoit dix à gagner, vous seriez imprudent de na pas hasardez vostre vie pour en gagner dix à un jeu où il y a pareil hasard de perte & de gain. Mais il y a icy une infinité de vies infiniment heureuses à gagner avec pareil hazard de perte & de gain ; & ce que vous joüez est si peu de chose, & de si peu de durée qu'il y a de la folie à le ménager en cette occasion.
Car il ne sert de rien de dire qu'il est incertain si on gagnera, & qu'il est certain qu'on hazarde ; & que l'infinie distance qui est entre la certitude de ce qu'on expose & l'incertitude de ce que l'on gagnera égale le bien finy qu'on expose certainement à l'infiny qui est incertain. Cela n'est pas ainsi : tout joüeur hasarde avec certitude pour gagner avec incertitude ; & neanmoins il hazarde certainement le finy pour gagner incertainement le finy, sans pécher contre la raison. Il n'y a pas infinité de distance entre cette certitude de ce qu'on expose, & l'incertitude du gain ; cela est faux. Il y a à la verité infinité entre la certitude de gagner & la certitude de perdre. Mais l'incertitude de gagner est proportionnée à la certitude de ce qu'on hazarde selon la proportion des hazards de gain & de perte : & de là vient que s'il y a autant de hazards d'un costé que de l'autre, le party est à joüer égal contre égal ; & alors la certitude de ce qu'on expose est égale à l'incertitude du gain, tant s'en faut qu'elle en soit infiniment distante. Et ainsi nostre proposition est dans une force infinie, quand il n'y a que le finy à hazarder à un jeu où il y a pareils hazards de gain que de perte, & l'infiny à gagner. cela est démonstratif, & si les hommes sont capables de quelques veritez ils le doivent estre de celle là.
Je le confesse, je l'avoüe. Mais encore n'y auroit-il point de moyen de voir un peu plus clair ? Oüy, par le moyen de l'Ecriture, & par toutes les autres preuves de la Religion qui sont infinies.
Ceux qui esperent leur salut, direz vous, sont heureux en cela. Mais ils ont pour contrepoids la crainte de l'enfer.
Mais qui a plus sujet de craindre l'enfer, ou celuy qui est dans l'ignorance s'il y a un enfer, & dans la certitude de damnation s'il y en a ; ou celuy qui est dans une certaine persuasion qu'il y a un enfer, & dans l'esperance d'estre sauvé s'il est ?
Quiconque n'ayant plus que huit jours à vivre ne jugeroit pas que le party est de croire que tout cela n'est pas un coup de hazard, auroit entierement perdu l'esprit. Or si les passions ne nous tenoient point, huit jours & cent ans sont une mesme chose.
Quel mal vous arrivera-t'il en prenant ce party ? Vous serez fidelle, nonneste, humble, reconnoissant, bien-faisant, sincere, veritable. A la verité vous ne serez point dans les plaisirs empestez, dans la gloire, dans les delices. Mais n'en aurez vous point d'autres ? Je vous dis que vous gagnerez en cette vie ; & qu'à chaque pas que vous ferez dans ce chemin, vous verrez tant de certitude du gain, & tant de neant dans ce que vous hazardez, que vous connoistrez à la fin que vous avez parié pour une chose certaine et infinie, & que vous n'avez rien donné pour l'obtenir.
Vous dittes que vous estes fait de telle sorte que vous ne sçauriez croire. Apprenez au moins vostre impuissance à croire, puisque la raison vous y porte, & que neanmoins vous ne le pouvez. Travaillez donc à vous convaincre, non pas par l'augmentation des preuves de Dieu, mais par la diminution de vos passions. Vous voulez aller à la foy, & vous n'en sçavez pas le chemin : vous voulez vous guerir de l'infidelité, & vous en demandez les remedes : apprenez les de ceux qui ont esté tels que vous, & qui n'ont presentement aucun doute. Ils sçavent ce chemin que vous voudriez suivre, & ils sont gueris d'un mal dont vous voulez guerir. Suivez la maniere par où ils ont commencé ; imitez leurs actions exterieures, si vous ne pouvez encore entrer dans leurs dispositions interieures ; quittez ces vains amusements qui vous occupent tout entier.
J'aurois bientost quitté ces plaisirs, dittes vous, si j'avois la foy. Et moy je vous dis que vous auriez bientost la foy si vous aviez quitté ces plaisirs. Or c'est à vous à commencer. Si je pouvois je vous donnerois la foy : je ne le puis, ny par consequent éprouver la verité de ce que vous dites : mais vous pouvez bien quitter ces plaisirs, & éprouver si ce que je dis est vray.

§ Il ne faut pas se méconnoistre ; nous sommes corps autant qu'esprit : & de là vient que l'instrument par lequel la persuasion se fait n'est pas seule démonstration. Combien y a-t'il peu de choses démonstrées ? Les preuves ne convainquent que l'esprit. La coustume fait nos preuves les plus fortes. Elle incline les sens qui entraisnent l'esprit sans qu'il y pense. Qui a démonstré qu'il fera demain jour, & que nous mourrons ; & qu'y a-t'il de plus universellement crû ? C'est donc la coustume qui nous en persuade ; c'est elle qui fait tant de Turcs, & de Payens ; c'est elle qui fait les mestiers, les soldats, &c. Il est vray qu'il ne faut pas commencer par elle pour trouver la verité ; mais il faut avoir recours à elle, quand une fois l'esprit a vû où est la verité ; afin de nous abbreuver & de nous teindre de cette creance qui nous échappe à toute heure ; car d'en avoir toûjours les preuves presentes c'est trop d'affaire. Il faut acquerir une creance plus facile qui est celle de l'habitude, qui sans violence, sans art, sans argument nous fait croire les choses, & incline toutes nos puissances à cette creance, en sorte que nostre ame y tombe naturellement. Ce n'est pas assez de ne croire que par la force de la conviction, si les sens nous portent à croire le contraire. Il faut donc faire marcher nos deux pieces ensemble ; l'esprit, par les raisons qu'il suffit d'avoir veües une fois dans sa vie ; & les sens, par la coustume, & en ne leur permettant pas de s'incliner au contraire.


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