avant table apres    Blaise PASCAL - Les Pensées


III.
Veritable Religion prouvée par les contrarietez
qui sont dans l'homme, & par le péché originel
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Les grandeurs & les miseres de l'homme sont tellement visibles, qu'il faut necessairement que la veritable Religion nous enseigne, qu'il y a en luy quelque grand principe de grandeur, & en mesme temps quelque grand principe de misere. Car il faut que la veritable Religion connoisse à font nostre nature, c'est-à-dire qu'elle connoisse tout ce qu'elle a de grand, & tout ce qu'elle a de miserable, & la raison de l'un & de l'autre. Il faut encore qu'elle nous rende raison des étonnantes contrarietez qui s'y rencontrent. S'il y a un seul principe de tout, une seule fin de tout, il faut que la vraye Religion nous enseigne à n'adorer que luy, & a n'aimer que luy. Mais comme nous nous trouvons dans l'impuissance d'adorer ce que nous ne connoissons pas, & d'aimer autre chose que nous, il faut que la Religion qui instruit de ces devoirs nous instruise aussi de cette impuissance, & qu'elle nous en apprenne les remedes.

Il faut pour rendre l'homme heureux qu'elle luy monstre qu'il y a un Dieu, qu'on est obligé de l'aimer, que nostre veritable félicité est d'estre à luy, & nostre unique mal d'estre séparé de luy. Il faut qu'elle nous apprenne que nous sommes pleins de tenebres qui nous empéchent de le connoistre & de l'aimer, & qu'ainsi nos devoirs nous obligeant d'aimer Dieu, & nostre concupiscence nous en détournant, nous sommes pleins d'injustice. Il faut qu'elle nous rende raison de l'opposition que nous avons à Dieu & à nostre propre bien. Il faut qu'elle nous en enseigne les remedes, & les moyens d'obtenir ces remedes. Qu'on examine sur cela toutes les Religions du monde, & qu'on voye s'il y en a une autre que la Chrestïenne qui y satisfasse.

Sera-ce celle qu'enseignoient les Philosophes qui nous proposent pour tout bien un bien qui est en nous ? Est-ce là le vray bien ? Ont-ils trouvé le remede à nos maux ? Est-ce avoir guery la presomption de l'homme que de l'avoir égalé à Dieu ? Et ceux qui nous ont égalé aux bestes, & qui nous ont donné les plaisirs de la terre pour tout bien ont-ils apporté remede à nos concupiscences ? Levez vos yeux vers Dieu, disent les uns ; voyez celuy auquel vous ressemblez, & qui vous a fait pour l'adorer. Vous pouvez vous rendre semblable à luy ; la sagesse vous y égalera, si vous voulez la suivre. Et les autres disent : Baissez vos veux vers la terre, chetif ver que vous estes, & regardez les bestes dont vous estes le compagnon. Que deviendra donc l'homme ? Sera-t'il égal à Dieu ou aux bestes ? Quelle effroyable distance ! Que ferons nous donc ? Quelle Religion nous enseignera à guerir l'orgueüil, & la concupiscence ? Quelle Religion nous enseignera nostre bien, nos devoirs, les foiblesses qui nous en détournent, les remedes qui les peuvent guerir, & le moyen d'obtenir ces remedes ? Voyons ce que nous dit sur tout cela la Sagesse de Dieu, qui nous parle dans la Religion Chrestienne.

C'est en vain, ô homme, que vous cherchez dans vous-mesme le remede à vos miseres. Toutes vos lumieres ne peuvent arriver qu'à connoître que ce n'est point en vous que vous trouverez ny la verité ny le bien. Les Philosophes vous l'ont promis ; ils n'ont pû le faire. Ils ne sçavent ny quel est vostre veritable bien, ny quel est vostre veritable estat. Comment auroient-ils donné des remedes à vos maux, puis qu'ils ne les ont pas seulement connus ? Vos maladies principales sont l'orgueüil qui vous soustrait à Dieu, & la concupiscence qui vous attache à la terre ; & ils n'ont fait autre chose qu'entretenir au moins une de ces maladies. S'ils vous ont donné Dieu pour objet, ce n'a esté que pour exercer vostre orgueüil. Ils vous ont fait penser que vous luy estes semblable par vostre nature. Et ceux qui ont vû la vanité de cette prétention vous ont jetté dans l'autre précipice en vous faisant entendre que votre nature estoit pareille à celle des bestes, & vous ont porté à chercher vostre bien dans les concupiscences qui font le partage des animaux. Ce n'est pas là le moyen de vous instruire de vos injustices. N'attendez donc ny verité ny consolation des hommes. Je suis celle qui vous ay formé, & qui puis seule vous apprendre qui vous estes. Mais vous n'estes plus maintenant en l'estat où je vous ay formé. J'ay créé l'homme saint, innocent, parfait. Je l'ay remply de lumiere & d'intelligence. Je luy ay communiqué ma gloire & mes merveilles. L'oeil de l'homme voyoit alors la Majesté de Dieu. Il n'estoit pas dans les tenebres qui l'aveuglent, ny dans la mortalité, & dans les miseres qui l'affligent. Mais il n'a pû soutenir tant de gloire sans tomber dans la présomption. Il a voulu se rendre centre de luy-mesme, & indépendant de mon secours. Il s'est soustrait à ma domination : & s'égalant à moy par le desir de trouver sa félicité en luy-mesme, je l'ay abandonné à luy ; & révoltant toutes les creatures qui luy estoient soumises, je les luy ay rendu ennemies ; en sorte qu'aujourd'huy l'homme est devenu semblable aux bestes, & dans un tel éloignement de moy qu'à peine luy reste-t'il quelque lumiere confuse de son autheur, tant toutes ses connoissances ont esté éteintes ou troublées. Les sens indépendans de la raison & souvent maistres de la raison l'ont emporté à la recherche des plaisirs. Toutes les creatures ou l'affligent ou le tentent, & dominent sur luy ou en le soumettant par leur force, ou en le charmant par leurs douceurs, ce qui est encore une domination plus terrible & plus impérieuse.

§ Voylà l'estat où les hommes sont aujourd'huy. Il leur reste quelque instinct impuissant du bon-heur de leur premiere nature ; & ils sont plongez dans les miseres de leur aveuglement & de leur consupiscence qui est devenuë leur seconde nature.

§ De ces principes que je vous ouvre vous pouvez reconnoistre la cause de tant de contrarietez qui ont étonné tous les hommes, & qui les ont partagez.

§ Observez maintenant tous les mouvemens de grandeur & de gloire que ce sentiment de tant de miseres ne peut étoufer, & voyez s'il ne faut pas que la cause en soit une autre nature.

§ Connoissez donc, superbe, quel paradoxe vous estes à vous mesme. Humiliez vous, raison impuissante ; taisez vous, nature imbecille ; apprenez que l'homme passe infiniment l'homme ; & entendez de votre Maître votre condition veritable que vous ignorez.

§ Car enfin si l'homme n'avoit jamais esté corrompû il joüiroit de la verité & de la félicité avec assurance. Et si l'homme n'avoit jamais esté que corrompu il n'auroit aucune idée ny de la verité ny de la beatitude. Mais malheureux que nous sommes, & plus que s'il n'y avoit aucune grandeur dans nostre condition, nous avons une idée du bonheur, & ne pouvons y arriver ; nous sentons une image de la verité, & ne possedons que le mensonge ; incapables d'ignorer absolument, & de sçavoir certainement ; tant il est manifeste que nous avons esté dans un degré de perfection dont nous sommes malheureusement tombez.

§ Qu'est-ce donc que nous crie cette avidité & cette impuissance, sinon qu'il y a eu autrefois en l'homme un veritable bonheur dont il ne luy reste maintenant que la marque & la trace toute vuide, qu'il effaye inutilement de remplir de tout ce qui l'environne, en cherchant dans les choses absentes le secours qu'il n'obtient pas des presentes, & que les unes & les autres sont incapables de luy donner, parceque ce gouffre infiny ne peut estre remply que par un objet infiny & immuable ?

§ Chose étonnante cependant, que le mystere le plus éloigné de nôtre connoissance qui est celuy de la transmission du peché originel soit une chose sans laquelle nous ne pouvons avoir aucune connoissance de nous mesmes. Car il est sans doute qu'il n'y a rien qui choque plus nôtre raison que de dire que le péché du premier homme ait rendu coupables ceux qui estant si éloignez de cette source semblent incapables d'y participer. Cet écoulement ne nous paroist pas seulement impossible, il nous semble mesme tres-injuste. Car qu'y a-t'il de plus contraire aux regles de nostre miserable justice que de damner éternellement un enfant incapable de volonté pour un peché où il paroist avoir eu si peu de part qu'il est commis six mille ans avant qu'il fust en estre ? Certainement rien ne nous heurte plus rudement que cette doctrine. Et cependant sans ce mystere le plus incomprehensible de tous, nous sommes incomprehensibles à nous mesmes. Le noeud de nostre condition prend ses retours & ses plis dans cet abysme. De sorte que l'homme est plus inconcevable sans ce mystere, que ce mystere n'est inconcevable à l'homme.

§ Le péché originel est une folie devant les hommes ; mais on le donne pour tel. On ne doit donc pas reprocher le defaut de raison en cette doctrine, puis qu'on ne prétend pas que la raison y puisse atteindre. Mais cette folie est plus sage que toute la sagesse des hommes, Quod stulrum est Dei sapientius est hominibus. Car sans cela que dira-t'on qu'est l'homme ? Tout son estat dépend de ce point imperceptible. Et comment s'en fust il apperceu par sa raison, puisque c'est une chose au dessus de sa raison ; & que sa raison bien loin de l'inventer par ses voyes, s'en éloigne quand on le luy presente ?

§ Ces deux estats d'innocence, & de corruption estant ouverts il est impossible que nous ne les reconnoissions pas.

§ Suivons nos mouvemens, observons nous nous mesmes, & voyons si nous n'y trouverons pas les caracteres vivans de ces deux natures.

§ Tant de contradictions se trouveroient elles dans un sujet simple ?

§ Cette duplicité de l'homme est si visible qu'il y en a qui ont pensé que nous avions deux ames, un sujet simple leur paroissant incapable de telles & si soudaines varietez, d'une présomption demesurée à un horrible abbatement de coeur.

§ Ainsi toutes ces contrarietez qui sembloient devoir le plus éloigner les hommes de la connoissance d'une Religion, sont ce qui les doit plûtost conduire à la veritable.
Pour moy j'avoüe qu'aussitost que la Religion Chrestienne découvre ce principe que la nature des hommes est corrompüe & deschüe de Dieu, cela ouvre les yeux à voir par tout le caractere de cette verité. Car la nature est telle qu'elle marque par tout un Dieu perdu, & dans l'homme, & hors de l'homme.
Sans ces divines connoissances qu'ont pû faire les hommes, sinon ou s'élever dans le sentiment interieur qui leur reste de leur grandeur passée, ou s'abbatre dans la veüe de foiblesse presente ? Car ne voyant pas la verité entiere ils n'ont pû arriver à une parfaite vertu ; les uns considérans la nature comme incorrompuë, les autres comme irreparable. Ils n'ont pu fuïr ou l'orgueil, ou la paresse qui sont les deux sources de tous les vices ; puisqu'ils ne pouvoient sinon ou s'y abandonner par lascheté, ou en sortir par l'orgueüil. Car s'ils connoissoient l'excellence de l'homme, ils en ignoroient la corruption ; de sorte qu'ils évitoient bien la paresse, mais ils se perdoient dans l'orgueüil. Et s'ils reconnoissoient l'infirmité de la nature, ils en ignoroient la dignité ; de sorte qu'ils pouvoient bien éviter la vanité, mais c'estoit en se precipitant dans le desespoir.
De là viennent les diverses sectes des Stoïciens & des Epicuriens, des Dogmatistes & des Academiciens, &c. La seule Religion Chrétienne a pû guerir ces deux vices ; non pas en chassant l'un par l'autre par la sagesse de la terre ; mais en chassant l'un et l'autre par la simplicité de l'Evangile. Car elle apprend aux justes qu'elle éleve jusqu'aà la participation de la Divinité mesme, qu'en ce sublime estat ils portent encore la source de toute la corruption qui les rend durant toute leur vie sujets à l'erreur, à la misère, à la mort, au péché ; & elle crie aux plus impies qu'ils sont capables de la grace de leur Rédempteur. Ainsi donnant à trembler à ceux qu'elle justifie, & consolant ceux qu'elle condamne, elle tempere avec tant de justesse la crainte avec l'esperance par cette double capacité qui est commune à tous & de la grace & du peché, qu'elle abbaisse infiniment plus que la seule raison ne peut faire, mais sans desesperer ; & qu'elle éleve infiniment plus que l'orgueüil de la nature, mais sans enfler ; faisant bien voir par là qu'estant seule exempte d'erreur & de vice, il n'appartient qu'à elle & d'instruire & de corriger les hommes.

§ Le Christianisme est étrange. Il ordonne à l'homme de reconnoïtre qu'il est vil & mesme abominable ; & il luy ordonne en mesme temps de vouloir estre semblable à Dieu. Sans un tel contrepoids cette élevation le rendroit horriblement vain, ou cet abbaissement le rendroit horriblement abject.

§ L'Incarnation monstre à l'homme la grandeur de sa misere par la grandeur du remede qu'il a fallu.

§ On ne trouve pas dans la Religion Chrestienne un abbaissement qui nous rende incapable du bien, ny une sainteté exempte du mal.

§ Il n'y a point de doctrine plus propre à l'homme que celle-là, qui l'instruit de sa double capacité de recevoir & de perdre la grace, à cause du double peril où il est toûjours exposé de desespoir ou d'orgueüil.

§ Les Philosophes ne prescrivoient point des sentimens proportionnez aux deux estats. Ils inspiroient des mouvemens de grandeur pure, & ce n'est pas l'estat de l'homme. Ils inspiroient des mouvemens de bassesse pur, & c'est aussi peu l'estat de l'homme. Il faut des mouvemens de bassesse, non d'une bassesse de nature, mais de pénitence ; non pour y demeurer, mais pour aller à la grandeur. Il faut des mouvemens de grandeur, mais d'une grandeur qui vienne de la grace & non du merite, & après avoir passé par la bassesse.

§ Nul n'est heureux comme un vray Chrestien, ny raisonnable, ny vertueux, ny aimable. Avec combien peu d'orgueüil un Chrestien se croit-il uny à Dieu ? Avec combien peu d'abjection s'égale-t'il aux vers de la terre ?

§ Qui peur donc refuser à ces celestes lumieres de les croire, & de les adorer ? Car n'est-t'il pas plus clair que le jour que nous sentons en nous mesmes des caracteres ineffaçables d'excellence ? Et n'est-t'il pas aussi veritable que nous éprouvons à toute heure les effets de nostre déplorable condition ? Que nous crie donc ce cahos & cette confusion monstrueuse, sinon la verité de ces deux estats, avec une voix si puissante, qu'il est impossible d'y resister ?


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