avant table apres    Blaise PASCAL - Les Pensées


II.
Marques de la veritable Religion.

LA vraye Religion doit avoir pour marque d'obliger à aimer Dieu. Cela est bien juste. Et cependant aucune autre que la nostre ne l'a ordonné. Elle doit encore avoir connu la concupiscence de l'homme, & l'impuissance où il est par lui-mesme d'acquerir la vertu. Elle doit y avoir apporté les remedes dont la priere est le principal. Nostre Religion a fait tout cela ; & nulle autre n'a jamais demandé à Dieu de l'aimer & de le suivre.

§ Il faut pour faire qu'une Religion soit vraye qu'elle ait connu nostre nature. Car la vraie nature de l'homme, son vray bien, la vraye vertu, & la vraye Religion sont choses dont la connoissance est inseparable. Elle doit avoir connu la grandeur & la bassesse de l'homme, & la raison de l'un & de l'autre. Quelle autre Religion que la Chrestienne a connu toutes ces choses ?

§ Les autres Religions, comme les Payennes, sont plus populaires ; car elles consistent toutes en exterieur, mais elles ne sont pas pour les gens habiles. Une Religion purement intellectuelle seroit plus proportionnée aux habiles ; mais elle ne serviroit pas au peuple. La seule Religion Chrestienne est proportionnée à tous, estant meslée d'exterieur & d'interieur. Elle éleve le peuple à l'interieur, & abbaisse les superbes à l'exterieur, & n'est pas parfaite sans les deux. Car il faut que le peuple entende l'esprit de la lettre, & que les habiles soumettent leur esprit à la lettre, en pratiquant ce qu'il y a d'exterieur.

§ Nous sommes haïssables ; la raison en convainc. Or nulle autre Religion que la Chrestienne ne propose de se haïr. Nulle autre Religion ne peut donc estre reçûe de ceux qui sçavent qu'ils ne sont dignes que de haine.

§ Nulle autre Religion que la Chrestienne n'a connu que l'homme est la plus excellente creature, & en mesme temps la plus miserable. Les uns qui ont bien connu la realité de son excellence ont pris pour lâcheté & pour ingratitude les sentimens bas que les hommes ont naturellement d'eux-mesmes. Et les autres qui ont bien connu combien cette bassesse est effective ont traité d'une superbe ridicule ces sentimens de grandeur qui sont aussi naturels à l'homme.

§ Nulle Religion que la nostre n'a enseigné que l'homme naist en peché. Nulle secte de Philosophes ne l'a dit. Nulle n'a donc dit vray.

§ Dieu estant caché, toute Religion qui ne dit pas que Dieu est caché n'est pas veritable ; & toute Religion qui n'en rend pas la raison n'est pas instruisante. La nostre fait tout cela.

§ Cette Religion qui consiste à croire que l'homme est tombé d'un estat de gloire & de communication avec Dieu en un estat de tristesse, de pénitence, & d'éloignement de Dieu, mais qu'enfin il seroit rétably par un Messie qui devoit venir, a toûjours esté sur la terre. Toutes choses ont passé, & celle là a subsisté pour laquelle sont toutes choses. Car Dieu voulant se former un peuple saint qu'il séparoit de toutes les autres nations, qu'il délivreroit de ses ennemis, qu'il mettroit dans un lieu de repos, a promis de le faire, & de venir au monde pour cela, & il a prédit par ses Prophetes le temps & la maniere de sa venuë. Et cependant pour affermir l'esperance de ses élus dans tous les temps, il leur en a toûjours fait voir des images & des figures, & il ne les a jamais laissez sans assurances de sa puissance & de sa volonté pour leur salut. Car dans la creation de l'homme, Adam en estoit le témoin, & le dépositaire de la promesse du sauveur qui devoit naistre de la femme. Et quoy que les hommes estant encore si proches de la creation ne peussent avoir oublié leur creation, & leur chutte, & la promesse que Dieu leur avoit faite d'un Redempteur, neanmoins comme dans ce premier âge du monde ils se laisserent emporter à toutes sortes de desordres, il y avoit cependant des Saints, comme Enoch, Lamech, & d'autres qui attendoient en patience le Christ promis dés le commencement du monde. Ensuite Dieu a envoyé Noé, qui a veu la malice des hommes au plus haut degré ; & il l'a sauvé en noyant toute la terre par un miracle qui marquoit assez, & le pouvoir qu'il avoit de sauver le monde, & la volonté qu'il avoit de le faire, & de faire naistre de la femme celuy qu'il avoit promis. Ce miracle suffisoit pour affermir l'esperance des hommes ; & la memoire en estant encore assez fraîche parmy eux ; Dieu fit ses promesses à Abraham qui estoit tout environné d'idolâtres, & il luy fit connoistre le mystere du Messie qu'il devoit envoyer. Au temps d'Isaac & de Jacob l'abomination estoit respanduë sur toute la terre ; mais ces Saints vivoient en la foy ; & Jacob mourant, & benissant ses enfans s'escrie par un transport qui luy fait interrompre son discours : J'attens,ô mon Dieu, le Sauveur que vous avez promis, salutare tuum expectabo Domine.

Les Egyptiens estoient infectez & d'idolatrie & de magie ; le peuple de Dieu mesme estoit entraisné par leur exemples. Mais cependant Moyse & d'autres voyoient celuy qu'ils ne voyoient pas, & l'adoroient en regardant les biens eternels qu'il leur préparoit.

Les Grecs & les Latins ensuitte ont fait regner les fausses divinitez ; les Poëtes ont fait diverses theologies ; les Philosophes se sont séparez en mille sectes differentes : & cependant il y avoit toûjours au coeur de la Judée des hommes choisis qui prédisoient la venuë de ce Messie qui n'estoit connu que d'eux.

Il est venu enfin en la consommation des temps : & depuis, quoyqu'on ait veu naistre tant de schismes & d'heresies, tant renverser d'Estats, tant de changemens en toutes choses ; cette Eglise qui adore celuy qui a toûjours esté adoré a subsisté sans interruption. Et ce qui est admirable, incomparable, & tout à fait divin, c'est que cette Religion qui a toûjours duré a toûjours esté combattüe. Mille fois elle a esté à la veille d'une destruction universelle ; & toutes les fois qu'elle a esté en cet estat Dieu l'a relevée par des coups extraordinaires de sa puissance. C'est ce qui est estonnant, & qu'elle s'est maintenuë sans flechir & plier sous la volonté des tyrans.

§ Les Estats periroient si on ne faisoit plier souvent les loix à la necessité. Mais jamais la Religion n'a souffert cela, & n'en a usé. Aussi il faut ces accommodemens, ou des miracles. Il n'est pas estrange qu'on se conserve en pliant, & ce n'est pas proprement se maintenir ; & encore perissent-ils enfin entierement : il n'y en a point qui ait duré 1500. ans. Mais que cette Religion se soit toûjours maintenüe, & inflexible ; cela est divin.

§ Ainsi le Messie a toûjours esté crû. La tradition d'Adam estoit encore nouvelle en Noé & en Moyse. Les Prophetes l'ont prédit depuis, en prédisant toûjours d'autres choses, dont les evenemens qui arrivoient de temps en temps à la veuë des hommes marquoient la verité de leur mission, & par consequent celle de leurs promesses touchant le Messie. Ils ont tous dit que la loy qu'ils avoient n'étoit qu'en attendant celle du Messie ; que jusques là elle seroit perpetuelle, mais que l'autre dureroit éternellement ; qu'ainsi leur loy ou celle du Messie dont elle estoit la promesse seroient toûjours sur la terre. En effet elle a toûjours duré ; & JESUS-CHRIST est venu dans toutes les circonstances prédites. Il a fait des miracles, & les Apostres aussi qui ont converty les Payens ; & par là les Propheties étant accomplies le Messie est prouvé pour jamais.

§ La seule Religion contraire à la nature en l'estat qu'elle est, qui combat tous nos plaisirs, & qui paroist d'abord contraire au sens commun est la seule qui ait toûjours esté.

§ Toute la conduite des choses doit avoir pour objet l'establissement & la grandeur de la Religion : les hommes doivent avoir en eux-mesmes des sentimens conformes à ce qu'elle nous enseigne : & enfin elle doit estre tellement l'objet & le centre où toutes choses tendent, que qui en sçaura les principes puisse rendre raison & de toute la nature de l'homme en particulier, & de toute la conduite du monde en general.

Sur ce fondement les impies prennent lieu de blasphemer la Religion Chrestienne, parce qu'ils la connoissent mal. Ils s'imaginent qu'elle consiste simplement en l'adoration d'un Dieu consideré comme grand, puissant, & eternel ; ce qui est proprement le Deïsme presque aussi éloigné de la Religion Chrestienne que l'Atheïsme qui y est tout à fait contraire. Et de là ils concluent que cette Religion n'est pas veritable ; parce que si elle l'estoit il faudroit que Dieu se manifestast aux hommes par des preuves sensibles qu'il fût impossible que personne le mesconnût.

Mais qu'ils en concluent ce qu'ils voudront contre le Deïsme, ils n'en concluront rien contre la Religion Chrestienne qui reconnoist que depuis le péché Dieu ne se monstre point aux hommes avec toute l'evidence qu'il pourroit faire, & qui consiste proprement au mystere du Redempteur, qui unissant en luy les deux natures divine & humaine, a retiré les hommes de la corruption du péché pour les reconcilier à Dieu en sa personne divine.

Elle enseigne donc aux hommes ces deux veritez, & qu'il y a un Dieu dont ils sont capables, & qu'il y a une corruption dans la nature qui les en rend indignes. Il importe également aux hommes de connoistre l'un & l'autre de ces points ; & il est également dangereux à l'homme de connoistre Dieu sans connoistre sa misere, & de connoistre sa misere sans connoistre le Redempteur qui l'en peut guerir. Une seule de ces connoissances fait ou l'orgueil des Philosophes qui ont connû Dieu & non leur misere, ou le desespoir des Athées qui connoissent leur misere sans Redempteur.

Et ainsi comme il est également de la necessité de l'homme de connoistre ce deux points, il est aussi également de la misericorde de Dieu de nous les avoir fait connoistre. La Religion Chrestienne le fait ; c'est en cela qu'elle consiste.

Qu'on examine l'ordre du monde sur cela, & qu'on voye si toutes choses ne tendent pas à l'établissement des deux chefs de cette Religion.

§ Si l'on ne se connoist plein d'orgueil d'ambition, de concupiscence, de foiblesse, de misere, & d'injustice, on est bien aveugle. et si en le connoissant on ne desire d'en estre délivré que peut-on dire d'un homme si peu raisonnable ? Que peut-on donc avoir que de l'estime pour une Religion qui connoist si bien les défauts de l'homme ; & que du desir pour la verité d'une Religion qui y promet des remedes si souhaitables ?


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