avant table apres    MONTAIGNE - Essais - Livre II


[ Suite du
CHAPITRE XII
Apologie de Raimond de Sebonde ]

Le mal, est à l'homme bien à son tour. Ny la douleur ne luy est tousjours à fuïr, ny la volupté tousjours à suivre.

C'est un tres-grand avantage pour l'honneur de l'ignorance, que la science mesme nous rejecte entre ses bras, quand elle se trouve empeschée à nous roidir contre la pesanteur des maux : elle est contrainte de venir à cette composition, de nous lascher la bride, et donner congé de nous sauver en son giron, et nous mettre soubs sa faveur à l'abri des coups et injures de la fortune. Car que veut elle dire autre chose, quand elle nous presche de retirer nostre pensée des maux qui nous tiennent, et l'entretenir des voluptez perdues ; et de nous servir pour consolation des maux presens, de la souvenance des biens passez, et d'appeller à nostre secours un contentement esvanouy, pour l'opposer à ce qui nous presse ? Levationes ægritudinum in avocatione a cogitanda molestia, et revocatione ad contemplandas voluptates ponit, si ce n'est qu'où la force luy manque, elle veut user de ruse, et donner un tour de soupplesse et de jambe, où la vigueur du corps et des bras vient à luy faillir. Car non seulement à un philosophe, mais simplement à un homme rassis, quand il sent par effect l'alteration cuisante d'une fievre chaude, quelle monnoye est-ce, de le payer de la souvenance de la douceur du vin Grec ? Ce seroit plustost luy empirer son marché,

Che ricordar si il ben doppia la noia.

De mesme condition est cet autre conseil, que la philosophie donne ; de maintenir en la memoire seulement le bon-heur passé, et d'en effacer les desplaisirs que nous avons soufferts ; comme si nous avions en nostre pouvoir la science de l'oubly : et conseil duquel nous valons moins encore un coup.

Suavis est laborum præteritorum memoria.

Comment ? la philosophie qui me doit mettre les armes à la main, pour combattre la fortune ; qui me doit roidir le courage pour fouller aux pieds toutes les adversitez humaines, vient elle à cette mollesse, de me faire conniller par ces destours coüards et ridicules ? Car la memoire nous represente, non pas ce que nous choisissons, mais ce qui luy plaist. Voire il n'est rien qui imprime si vivement quelque chose en nostre souvenance, que le desir de l'oublier : C'est une bonne maniere de donner en garde, et d'empreindre en nostre ame quelque chose, que de la solliciter de la perdre. Et cela est faulx, Est situm in nobis, ut et adversa quasi perpetua oblivione obruamus, et secunda jucunde et suaviter meminerimus. Et cecy est vray, Memini etiam quæ nolo : oblivisci non possum quæ volo. Et de qui est ce conseil ? de celuy, qui se unus sapientem profiteri sit ausus.

Qui genus humanum ingenio superavit, et omnes
Præstrinxit stellas, exortus uti ætherius sol.

De vuider et desmunir la memoire, est-ce pas le vray et propre chemin à l'ignorance ?

Iners malorum remedium ignorantia est.

Nous voyons plusieurs pareils preceptes, par lesquels on nous permet d'emprunter du vulgaire des apparences frivoles, où la raison vive et forte ne peut assez : pourveu qu'elles nous servent de contentement et de consolation. Où ils ne peuvent guerir la playe, ils sont contents de l'endormir et pallier. Je croy qu'ils ne me nieront pas cecy, que s'ils pouvoyent adjouster de l'ordre, et de la constance, en un estat de vie, qui se maintinst en plaisir et en tranquillité par quelque foiblesse et maladie de jugement, qu'ils ne l'acceptassent :

potare, Et spargere flores
Incipiam, patiárque vel inconsultus haberi.

Il se trouveroit plusieurs philosophes de l'advis de Lycas : Cettuy-cy ayant au demeurant ses moeurs bien reglées, vivant doucement et paisiblement en sa famille, ne manquant à nul office de son devoir envers les siens et estrangers, se conservant tresbien des choses nuisibles, s'estoit par quelque alteration de sens imprimé en la cervelle une resverie : C'est qu'il pensoit estre perpetuellement aux theatres à y voir des passetemps, des spectacles, et des plus belles comedies du monde. Guery qu'il fut par les medecins, de cette humeur peccante, à peine qu'il ne les mist en procés pour le restablir en la douceur de ces imaginations.

pol me occidistis amici,
Non servastis, ait, cui sic extor
ta voluptas,
Et demptus per vim mentis gratissimus error.

D'une pareille resverie à celle de Thrasylaus, fils de Pythodorus, qui se faisoit à croire que tous les navires qui relaschoient du port de Pyrée, et y abordoient, ne travailloyent que pour son service : se resjouyssant de la bonne fortune de leur navigation, les recueillant avec joye. Son frere Crito, l'ayant faict remettre en son meilleur sens, il regrettoit cette sorte de condition, en laquelle il avoit vescu en liesse, et deschargé de tout desplaisir. C'est ce que dit ce vers ancien Grec, qu'il y a beaucoup de commodité à n'estre pas si advisé :

grec

Et l'Ecclesiaste ; en beaucoup de sagesse, beaucoup de desplaisir : et, qui acquiert science, s'acquiert du travail et tourment.

Cela mesme, à quoy la philosophie consent en general, cette derniere recepte qu'elle ordonne à toute sorte de necessitez, qui est de mettre fin à la vie, que nous ne pouvons supporter. Placet ? pare : Non placet ? quacumque vis exi. Pungit dolor ? vel fodiat sane : si nudus es, da jugulum : sin tectus armis Vulcaniis, id est fortitudine, resiste. Et ce mot des Grecs convives qu'ils y appliquent, Aut bibat, aut abeat : Qui sonne plus sortablement en la langue d'un Gascon, qu'en celle de Ciceron, qui change volontiers en V. le B.

Vivere si rectè nescis, decede peritis.
Lusisti satis, edisti satis, atque bibisti :
Tempus abire tibi est, ne potum largius æquo
Rideat, Et pulset lasciva decentius ætas.

qu'est-ce autre chose qu'une confession de son impuissance ; et un renvoy, non seulement à l'ignorance, pour y estre à couvert, mais à la stupidité mesme, au non sentir, et au non estre ?

Democritum postquam matura vetustas
Admonuit memorem, motus languescere mentis :
Sponte sua letho caput obvius obtulit ipse.

C'est ce que disoit Antisthenes, qu'il falloit faire provision ou de sens pour entendre, ou de licol pour se pendre : Et ce que Chrysippus alleguoit sur ce propos du poëte Tyrtæus,

De la vertu, ou de mort approcher.

Et Crates disoit, que l'amour se guerissoit par la faim, sinon par le temps : et à qui ces deux moyens ne plairoyent, par la hart.

Celuy Sextius, duquel Seneque et Plutarque parlent avec si grande recommandation, s'estant jetté, toutes choses laissées, à l'estude de la philosophie, delibera de se precipiter en la mer, voyant le progrez de ses estudes trop tardif et trop long. Il couroit à la mort, au deffault de la science. Voicy les mots de la loy, sur ce subject : Si d'aventure il survient quelque grand inconvenient qui ne se puisse remedier, le port est prochain : et se peut-on sauver à nage, hors du corps, comme hors d'un esquif qui faict eau : car c'est la crainte de mourir, non pas le desir de vivre, qui tient le fol attaché au corps.

Comme la vie se rend par la simplicité plus plaisante, elle s'en rend aussi plus innocente et meilleure, comme je commençois tantost à dire. Les simples, dit S. Paul, et les ignorans, s'eslevent et se saisissent du ciel ; et nous, à tout nostre sçavoir, nous plongeons aux abismes infernaux. Je ne m'arreste ny à Valentian, ennemy declaré de la science et des lettres, ny à Licinius, tous deux Empereurs Romains, qui les nommoient le venin et la peste de tout estat politique : ny à Mahumet, qui (comme j'ay entendu) interdict la science à ses hommes : mais l'exemple de ce grand Lycurgus et son authorité doit certes avoir grand poix, et la reverence de cette divine police Lacedemonienne, si grande, si admirable, et si long temps fleurissante en vertu et en bon heur, sans aucune institution ny exercice de lettres. Ceux qui reviennent de ce monde nouveau qui a esté descouvert du temps de nos peres, par les Espagnols, nous peuvent tesmoigner combien ces nations, sans magistrat, et sans loy, vivent plus legitimement et plus reglément que les nostres, où il y a plus d'officiers et de loix, qu'il n'y a d'autres hommes, et qu'il n'y a d'actions.

Di cittatorie piene et di libelli,
D'esamine et di carte, di procure
Hanno le mani et il seno, et gran fastelli
Di chiose, di consigli et di letture,
Per cui le faculta de poverelli
Non sono mai
ne le citta sicure,
Hanno dietro et dinanzi et d'ambi i lati,
Nota i procuratori et advocati.

C'estoit ce que disoit un Senateur Romain des derniers siecles, que leurs predecesseurs avoyent l'aleine puante à l'ail, et l'estomach musqué de bonne conscience : et qu'au rebours, ceux de son temps ne sentoient au dehors que le parfum, puans au dedans à toute sorte de vices : c'est à dire, comme je pense, qu'ils avoyent beaucoup de sçavoir et de suffisance, et grand faute de preud'hommie. L'incivilité, l'ignorance, la simplesse, la rudesse s'accompagnent volontiers de l'innocence : la curiosité, la subtilité, le sçavoir, trainent la malice à leur suite : l'humilité, la crainte, l'obeissance, la debonnaireté (qui sont les pieces principales pour la conservation de la societé humaine) demandent une ame vuide, docile et presumant peu de soy.

Les Chrestiens ont une particuliere cognoissance, combien la curiosité est un mal naturel et originel en l'homme. Le soing de s'augmenter en sagesse et en science, ce fut la premiere ruine du genre humain ; c'est la voye, par où il s'est precipité à la damnation eternelle. L'orgueil est sa perte et sa corruption : c'est l'orgueil qui jette l'homme à quartier des voyes communes, qui luy fait embrasser les nouvelletez, et aymer mieux estre chef d'une trouppe errante, et desvoyée, au sentier de perdition, aymer mieux estre regent et precepteur d'erreur et de mensonge, que d'estre disciple en l'eschole de verité, se laissant mener et conduire par la main d'autruy, à la voye battuë et droicturiere. C'est à l'advanture ce que dit ce mot Grec ancien, que la superstition suit l'orgueil, et luy obeit comme à son pere : grec .

O cuider, combien tu nous empesches ! Apres que Socrates fut adverty, que le Dieu de sagesse luy avoit attribué le nom de Sage, il en fut estonné : et se recherchant et secouant par tout, n'y trouvoit aucun fondement à cette divine sentence. Il en sçavoit de justes, temperants, vaillants, sçavants comme luy : et plus eloquents, et plus beaux, et plus utiles au païs. En fin il se resolut, qu'il n'estoit distingué des autres, et n'estoit sage que par ce qu'il ne se tenoit pas tel : et que son Dieu estimoit bestise singuliere à l'homme, l'opinion de science et de sagesse : et que sa meilleure doctrine estoit la doctrine de l'ignorance, et la simplicité sa meilleure sagesse.

La saincte Parole declare miserables ceux d'entre nous, qui s'estiment : Bourbe et cendre, leur dit-elle, qu'as-tu à te glorifier ? et ailleurs, Dieu a faict l'homme semblable à l'ombre, de laquelle qui jugera, quand par l'esloignement de la lumiere elle sera esvanouye ? Ce n'est rien que de nous : Il s'en faut tant que nos forces conçoivent la haulteur divine, que des ouvrages de nostre createur, ceux-là portent mieux sa marque, et sont mieux siens, que nous entendons le moins. C'est aux Chrestiens une occasion de croire, que de rencontrer une chose incroyable : Elle est d'autant plus selon raison, qu'elle est contre l'humaine raison. Si elle estoit selon raison, ce ne seroit plus miracle ; et si elle estoit selon quelque exemple, ce ne seroit plus chose singuliere. Melius scitur Deus nesciendo, dit S. Augustin. Et Tacitus, Sanctius est ac reverentius de actis Deorum credere quam scire.

Et Platon estime qu'il y ayt quelque vice d'impieté à trop curieusement s'enquerir et de Dieu, et du monde, et des causes premieres des choses.

Atque illum quidem parentem hujus universitatis invenire difficile : et, quum jam inveneris, indicare in vulgus, nefas, dit Ciceron.

Nous disons bien puissance, verité, justice : ce sont parolles qui signifient quelque chose de grand : mais cette chose là, nous ne la voyons aucunement, ny ne la concevons. Nous disons que Dieu craint, que Dieu se courrouce, que Dieu ayme.

Immortalia mortali sermone notantes.

Ce sont toutes agitations et esmotions, qui ne peuvent loger en Dieu selon nostre forme, ny nous l'imaginer selon la sienne : c'est à Dieu seul de se cognoistre et interpreter ses ouvrages : et le fait en nostre langue, improprement, pour s'avaller et descendre à nous, qui sommes à terre couchez. La prudence comment luy peut elle convenir, qui est l'eslite entre le bien et le mal : veu que nul mal ne le touche ? Quoy la raison et l'intelligence, desquelles nous nous servons pour par les choses obscures arriver aux apparentes : veu qu'il n'y a rien d'obscur à Dieu ? la justice, qui distribue à chacun ce qui luy appartient, engendrée pour la societé et communauté des hommes, comment est-elle en Dieu ? La temperance, comment ? qui est la moderation des voluptez corporelles, qui n'ont nulle place en la divinité ? La fortitude à porter la douleur, le labeur, les dangers, luy appartiennent aussi peu : ces trois choses n'ayans nul accés pres de luy. Parquoy Aristote le tient egallement exempt de vertu et de vice.

Neque gratia neque ira teneri potest, quód quæ talia essent, imbecilla essent omnia.

La participation que nous avons à la cognoissance de la verité, quelle qu'elle soit, ce n'est point par nos propres forces que nous l'avons acquise. Dieu nous a assez appris cela par les tesmoings, qu'il a choisi du vulgaire, simples et ignorans, pour nous instruire de ses admirables secrets : Nostre foy ce n'est pas nostre acquest, c'est un pur present de la liberalité d'autruy. Ce n'est pas par discours ou par nostre entendement que nous avons receu nostre religion, c'est par authorité et par commandement estranger. La foiblesse de nostre jugement nous y ayde plus que la force, et nostre aveuglement plus que nostre clair-voyance. C'est par l'entremise de nostre ignorance, plus que de nostre science, que nous sommes sçavans de divin sçavoir. Ce n'est pas merveille, si nos moyens naturels et terrestres ne peuvent concevoir cette cognoissance supernaturelle et celeste : apportons y seulement du nostre, l'obeissance et la subjection : car comme il est escrit ; Je destruiray la sapience des sages, et abbattray la prudence des prudens. Où est le sage ? où est l'escrivain ? où est le disputateur de ce siecle ? Dieu n'a-il pas abesty la sapience de ce monde ? Car puis que le monde n'a point cogneu Dieu par sapience, il luy a pleu par la vanité de la predication, sauver les croyans.

Si me faut-il voir en fin, s'il est en la puissance de l'homme de trouver ce qu'il cherche : et si cette queste, qu'il y a employé depuis tant de siecles, l'a enrichy de quelque nouvelle force, et de quelque verité solide.

Je croy qu'il me confessera, s'il parle en conscience, que tout l'acquest qu'il a retiré d'une si longue poursuite, c'est d'avoir appris à recognoistre sa foiblesse. L'ignorance qui estoit naturellement en nous, nous l'avons par longue estude confirmée et averée. Il est advenu aux gens veritablement sçavans, ce qui advient aux espics de bled : ils vont s'eslevant et se haussant la teste droite et fiere, tant qu'ils sont vuides ; mais quand ils sont pleins et grossis de grain en leur maturité, ils commencent à s'humilier et baisser les cornes. Pareillement les hommes, ayans tout essayé, tout sondé, et n'ayans trouvé en cet amas de science et provision de tant de choses diverses, rien de massif et de ferme, et rien que vanité, ils ont renoncé à leur presumption, et recogneu leur condition naturelle.

C'est ce que Velleius reproche à Cotta, et à Cicero, qu'ils ont appris de Philo, n'avoir rien appris : Pherecydes, l'un des sept sages, escrivant à Thales, comme il expiroit, J'ay, dit-il, ordonné aux miens, apres qu'ils m'auront enterré, de te porter mes escrits. S'ils contentent et toy et les autres Sages, publie les : sinon, supprime les. Ils ne contiennent nulle certitude qui me satisface à moy-mesme. Aussi ne fay-je pas profession de sçavoir la verité, ny d'y atteindre. J'ouvre les choses plus que je ne les descouvre. Le plus sage homme qui fut onques, quand on luy demanda ce qu'il sçavoit, respondit, qu'il sçavoit cela, qu'il ne sçavoit rien. Il verifioit ce qu'on dit, que la plus grand part de ce que nous sçavons, est la moindre de celles que nous ignorons : c'est à dire, que ce mesme que nous pensons sçavoir, c'est une piece, et bien petite, de nostre ignorance.

Nous sçavons les choses en songe, dit Platon, et les ignorons en verité.

Omnes pene veteres nihil cognosci, nihil percipi, nihil sciri posse dixerunt : angustos sensus, imbecilles animos, brevia curricula vitæ.

Cicero mesme, qui devoit au sçavoir tout son vaillant, Valerius dit, que sur sa vieillesse il commença à desestimer les lettres. Et pendant qu'il les traictoit, c'estoit sans obligation d'aucun party : suivant ce qui luy sembloit probable, tantost en l'une secte, tantost en l'autre : se tenant tousjours soubs la dubitation de l'Academie.

Dicendum est, sed ita ut nihil affirmem, quæram omnia, dubitans plerumque Et mihi diffidens.

J'auroy trop beau jeu, si je vouloy considerer l'homme en sa commune façon et en gros : et le pourroy faire pourtant par sa regle propre ; qui juge la verité non par le poids des voix, mais par le nombre. Laissons là le peuple,

Qui vigilans stertit,
Mortua cui vita est, prope jam vivo atque videnti,

qui ne se sent point, qui ne se juge point, qui laisse la plus part de ses facultez naturelles oisives. Je veux prendre l'homme en sa plus haulte assiette. Considerons-le en ce petit nombre d'hommes excellens et triez, qui ayants esté douez d'une belle et particuliere force naturelle, l'ont encore roidie et aiguisée par soin, par estude et par art, et l'ont montée au plus hault poinct de sagesse, où elle puisse atteindre. Ils ont manié leur ame à tout sens, et à tout biais, l'ont appuyée et estançonnée de tout le secours estranger, qui luy a esté propre, et enrichie et ornée de tout ce qu'ils ont peu emprunter pour sa commodité, du dedans et dehors du monde : c'est en eux que loge la haulteur extreme de l'humaine nature. Ils ont reglé le monde de polices et de loix. Ils l'ont instruit par arts et sciences, et instruit encore par l'exemple de leurs moeurs admirables. Je ne mettray en compte, que ces gens-là, leur tesmoignage, et leur experience. Voyons jusques où ils sont allez, et à quoy ils se sont tenus. Les maladies et les deffauts que nous trouverons en ce college-là, le monde les pourra hardiment bien advouër pour siens.

Quiconque cherche quelque chose, il en vient à ce poinct, ou qu'il dit, qu'il la trouvée ; ou qu'elle ne se peut trouver ; ou qu'il en est encore en queste. Toute la philosophie est despartie en ces trois genres. Son dessein est de chercher la verité, la science, et la certitude. Les Peripateticiens, Epicuriens, Stoiciens, et autres, ont pensé l'avoir trouvée. Ceux-cy ont estably les sciences, que nous avons, et les ont traictées, comme notices certaines. Clitomachus, Carneades, et les Academiciens, ont desesperé de leur queste ; et jugé que la verité ne se pouvoit concevoir par nos moyens. La fin de ceux-cy, c'est la foiblesse et humaine ignorance. Ce party a eu la plus grande suitte, et les sectateurs les plus nobles.

Pyrrho et autres Sceptiques ou Epechistes, de qui les dogmes, plusieurs anciens ont tenu, tirez d'Homere, des sept sages, et d'Archilochus, et d'Eurypides, et y attachent Zeno, Democritus, Xenophanes, disent, qu'ils sont encore en cherche de la verité : Ceux-cy jugent, que ceux-là qui pensent l'avoir trouvée, se trompent infiniement ; et qu'il y a encore de la vanité trop hardie, en ce second degré, qui asseure que les forces humaines ne sont pas capables d'y atteindre. Car cela, d'establir la mesure de nostre puissance, de cognoistre et juger la difficulté des choses, c'est une grande et extreme science, de laquelle ils doubtent que l'homme soit capable.

Nil sciri quisquis putat, id quoque nescit,
An sciri possit, quo se nil scire fatetur.

L'ignorance qui se sçait, qui se juge, et qui se condamne, ce n'est pas une entiere ignorance : Pour l'estre, il faut qu'elle s'ignore soy-mesme. De façon que la profession des Pyrrhoniens est, de bransler, doubter, et enquerir, ne s'asseurer de rien, de rien ne se respondre. Des trois actions de l'ame, l'imaginative, l'appetitive, et la consentante, ils en reçoivent les deux premieres : la derniere, ils la soustiennent, et la maintiennent ambigue, sans inclination, ny approbation d'une part ou d'autre, tant soit-elle legere.

Zenon peignoit de geste son imagination sur cette partition des facultez de l'ame : La main espanduë et ouverte, c'estoit apparence : la main à demy serrée, et les doigts un peu croches, consentement : le poing fermé, comprehension : quand de la main gauche il venoit encore à clorre ce poing plus estroit, science.

Or cette assiette de leur jugement droicte, et inflexible, recevant tous objects sans application et consentement, les achemine à leur Ataraxie ; qui est une condition de vie paisible, rassise, exempte des agitations que nous recevons par l'impression de l'opinion et science, que nous pensons avoir des choses. D'où naissent la crainte, l'avarice, l'envie, les desirs immoderez, l'ambition, l'orgueil, la superstition, l'amour de nouvelleté, la rebellion, la desobeyssance, l'opiniastreté, et la pluspart des maux corporels : Voire ils s'exemptent par là, de la jalousie de leur discipline. Car ils debattent d'une bien molle façon. Ils ne craignent point la revenche à leur dispute. Quand ils disent que le poisant va contre-bas, ils seroient bien marris qu'on les en creust ; et cherchent qu'on les contredie, pour engendrer la dubitation et surseance de jugement, qui est leur fin. Ils ne mettent en avant leurs propositions, que pour combattre celles qu'ils pensent, que nous ayons en nostre creance. Si vous prenez la leur, il prendront aussi volontiers la contraire à soustenir : tout leur est un : ils n'y ont aucun choix. Si vous establissez que la neige soit noire, ils argumentent au rebours, qu'elle est blanche. Si vous dites qu'elle n'est ny l'un, ny l'autre, c'est à eux à maintenir qu'elle est tous les deux. Si par certain jugement vous tenez, que vous n'en sçavez rien, ils vous maintiendront que vous le sçavez. Ouï, et si par un axiome affirmatif vous asleurez que vous en doutez, ils vous iront debattant que vous n'en doutez pas ; ou que vous ne pouvez juger et establir que vous en doutez. Et par cette extremité de doubte, qui se secoue soy-mesme, ils se separent et se divisent de plusieurs opinions, de celles mesmes, qui ont maintenu en plusieurs façons, le doubte et l'ignorance.

Pourquoy ne leur sera-il permis, disent-ils, comme il est entre les dogmatistes, à l'un dire vert, à l'autre jaulne, à eux aussi de doubter ? Est-il chose qu'on vous puisse proposer pour l'advouer ou refuser, laquelle il ne soit pas loisible de considerer comme ambigue ? Et où les autres sont portez, ou par la coustume de leurs païs, ou par l'institution des parens, ou par rencontre, comme par une tempeste, sans jugement et sans choix, voire le plus souvent avant l'aage de discretion, à telle ou telle opinion, à la secte ou Stoïque ou Epicurienne, à laquelle ils se treuvent hypothequez, asserviz et collez, comme à une prise qu'ils ne peuvent desmordre : ad quamcumque disciplinam, velut tempestate, delati, ad eam, tanquam ad saxum, adhærescunt. Pourquoy à ceux-cy, ne sera-il pareillement concedé, de maintenir leur liberté, et considerer les choses sans obligation et servitude ? Hoc liberiores Et solutiores, quod integra illis est judicandi potestas. N'est-ce pas quelque advantage, de se trouver desengagé de la necessité, qui bride les autres ? Vaut-il pas mieux demeurer en suspens que de s'infrasquer en tant d'erreurs que l'humaine fantasie a produictes ? Vaut-il pas mieux suspendre sa persuasion, que de se mesler à ces divisions seditieuses et querelleuses ? Qu'iray-je choisir ? Ce qu'il vous plaira, pourveu que vous choisissiez. Voila une sotte responce : à laquelle il semble pourtant que tout le dogmatisme arrive : par qui il ne vous est pas permis d'ignorer ce que nous ignorons. Prenez le plus fameux party, jamais il ne sera si seur, qu'il ne vous faille pour le deffendre, attaquer et combattre cent et cent contraires partis. Vaut-il pas mieux se tenir hors de cette meslée ? Il vous est permis d'espouser comme vostre honneur et vostre vie, la creance d'Aristote sur l'eternité de l'ame, et desdire et desmentir Platon là dessus, et à eux il sera interdit d'en doubter ? S'il est loisible à Panætius de soustenir son jugement autour des aruspices, songes, oracles, vaticinations, desquelles choses les Stoiciens ne doubtent aucunement : Pourquoy un sage n'osera-il en toutes choses, ce que cettuy-cy ose en celles qu'il a apprinses de ses maistres : establies du commun consentement de l'eschole, de laquelle il est sectateur et professeur ? Si c'est un enfant qui juge, il ne sçait que c'est : si c'est un sçavant, il est præoccuppé. Ils se sont reservez un merveilleux advantage au combat, s'estans deschargez du soin de se couvrir. Il ne leur importe qu'on les frappe, pourveu qu'ils frappent ; et font leurs besongnes de tout : S'ils vainquent, vostre proposition cloche ; si vous, la leur : s'ils faillent, ils verifient l'ignorance ; si vous faillez, vous la verifiez : s'ils prouvent que rien ne se sçache, il va bien ; s'ils ne le sçavent pas prouver, il est bon de mesmes : Ut quum in eadem re paria contrariis in partibus momenta inveniuntur, facilius ab utraque parte assertio sustineatur.

Et font estat de trouver bien plus facilement, pourquoy une chose soit fausse, que non pas qu'elle soit vraye ; et ce qui n'est pas, que ce qui est : et ce qu'ils ne croyent pas, que ce qu'ils croyent.

Leurs façons de parler sont, Je n'establis rien : Il n'est non plus ainsi qu'ainsin, ou que ny l'un ny l'autre : Je ne le comprens point. Les apparences sont egales par tout : la loy de parler, et pour et contre, est pareille. Rien ne semble vray qui ne puisse sembler faux. Leur mot sacramental, c'est grec  ; c'est à dire, je soustiens, je ne bouge. Voyla leurs refreins, et autres de pareille substance. Leur effect, c'est une pure, entiere, et tres-parfaicte surceance et suspension de jugement. Ils se servent de leur raison, pour enquerir et pour debattre : mais non pas pour arrester et choisir. Quiconque imaginera une perpetuelle confession d'ignorance, un jugement sans pente, et sans inclination, à quelque occasion que ce puisse estre, il conçoit le Pyrrhonisme : J'exprime cette fantasie autant que je puis, par ce que plusieurs la trouvent difficile à concevoir ; et les autheurs mesmes la representent un peu obscurement et diversement.

Quant aux actions de la vie, ils sont en cela de la commune façon. Ils se prestent et accommodent aux inclinations naturelles, à l'impulsion et contrainte des passions, aux constitutions des loix et des coustumes, et à la tradition des arts : non enim nos Deus ista scire, sed tantummodo uti voluit. Ils laissent guider à ces choses là, leurs actions communes, sans aucune opination ou jugement. Qui fait que je ne puis pas bien assortir à ce discours, ce qu'on dit de Pyrrho. Ils le peignent stupide et immobile, prenant un train de vie farouche et inassociable, attendant le hurt des charrettes, se presentant aux precipices, refusant de s'accommoder aux loix. Cela est encherir sur sa discipline. Il n'a pas voulu se faire pierre ou souche : il a voulu se faire homme vivant, discourant, et raisonnant, jouyssant de tous plaisirs et commoditez naturelles, embesoignant et se servant de toutes ses pieces corporelles et spirituelles, en regle et droicture. Les privileges fantastiques, imaginaires, et faulx, que l'homme s'est usurpé, de regenter, d'ordonner, d'establir, il les a de bonne foy renoncez et quittez.

Si n'est-il point de secte, qui ne soit contrainte de permettre à son sage de suivre assez de choses non comprinses, ny perceuës ny consenties, s'il veut vivre. Et quand il monte en mer, il suit ce dessein, ignorant s'il luy sera utile : et se plie, à ce que le vaisseau est bon, le pilote experimenté, la saison commode : circonstances probables seulement. Apres lesquelles il est tenu d'aller, et se laisser remuer aux apparances, pourveu qu'elles n'ayent point d'expresse contrarieté. Il a un corps, il a une ame : les sens le poussent, l'esprit l'agite. Encore qu'il ne treuve point en soy cette propre et singuliere marque de juger, et qu'il s'apperçoive, qu'il ne doit engager son consentement, attendu qu'il peut estre quelque faulx pareil à ce vray : il ne laisse de conduire les offices de sa vie pleinement et commodement. Combien y a il d'arts, qui font profession de consister en la conjecture, plus qu'en la science ? qui ne decident pas du vray et du faulx, et suivent seulement ce qu'il semble ? Il y a, disent-ils, et vray et faulx, et y a en nous dequoy le chercher, mais non pas dequoy l'arrester à la touche. Nous en valons bien mieux, de nous laisser manier sans inquisition, à l'ordre du monde. Une ame garantie de prejugé, a un merveilleux avancement vers la tranquillité. Gents qui jugent et contrerollent leurs juges, ne s'y soubsmettent jamais deuëment. Combien et aux loix de la religion, et aux loix politiques se trouvent plus dociles et aisez à mener, les esprits simples et incurieux, que ces esprits surveillants et pedagogues des causes divines et humaines ?

Il n'est rien en l'humaine invention, où il y ait tant de verisimilitude et d'utilité. Cette-cy presente l'homme nud et vuide, recognoissant sa foiblesse naturelle, propre à recevoir d'en hault quelque force estrangere, desgarni d'humaine science, et d'autant plus apte à loger en soy la divine, aneantissant son jugement, pour faire plus de place à la foy : ny mescreant ny establissant aucun dogme contre les loix et observances communes, humble, obeïssant, disciplinable, studieux ; ennemy juré d'heresie, et s'exemptant par consequent des vaines et irreligieuses opinions introduites par les fauces sectes. C'est une carte blanche preparée à prendre du doigt de Dieu telles formes qu'il luy plaira d'y graver. Plus nous nous renvoyons et commettons à Dieu, et renonçons à nous, mieux nous en valons. Accepte, dit l'Ecclesiaste, en bonne part les choses au visage et au goust qu'elles se presentent à toy, du jour à la journée : le demeurant est hors de ta cognoissance. Dominus novit cogitationes hominum, quoniam vanæ sunt.

Voila comment, des trois generales sectes de Philosophie, les deux font expresse profession de dubitation et d'ignorance : et en celle des dogmatistes, qui est troisiesme, il est aysé à descouvrir, que la plus part n'ont pris le visage de l'asseurance que pour avoir meilleure mine. Ils n'ont pas tant pensé nous establir quelque certitude, que nous montrer jusques où ils estoient allez en cette chasse de la verité, quam docti fingunt magis quam norunt.

Timæus ayant à instruire Socrates de ce qu'il sçait des Dieux, du monde, et des hommes, propose d'en parler comme un homme à un homme, et qu'il suffit, si ses raisons sont probables, comme les raisons d'un autre : car les exactes raisons n'estre en sa main, ny en mortelle main. Ce que l'un de ses Sectateurs a ainsin imité : Ut potero, explicabo : nec tamen, ut Pythius Apollo, certa ut sint et fixa, quæ dixero : sed, ut homunculus, probabilia conjectura sequens. Et cela sur le discours du mespris de la mort : discours naturel et populaire. Ailleurs il l'a traduit, sur le propos mesme de Platon. Si forte, de Deorum natura ortuque mundi disserentes, minus id quod habemus in animo consequimur, haud erit mirum. Æquum est enim meminisse, et me, qui disseram, hominem esse, et vos qui judicetis : ut, si probabilia dicentur, nihil ultra requiratis.

Aristote nous entasse ordinairement un grand nombre d'autres opinions, et d'autres creances, pour y comparer la sienne, et nous faire voir de combien il est allé plus outre, et combien il approche de plus pres la verisimilitude. Car la verité ne se juge point par authorité et tesmoignage d'autruy. Et pourtant evita religieusement Epicurus d'en alleguer en ses escrits. Cettuy-la est le prince des dogmatistes, et si nous apprenons de luy, que le beaucoup sçavoir apporte l'occasion de plus doubter. On le void à escient se couvrir souvent d'obscurité si espesse et inextricable, qu'on n'y peut rien choisir de son advis. C'est par effect un Pyrrhonisme soubs une forme resolutive.

Oyez la protestation de Cicero, qui nous explique la fantasie d'autruy par la sienne. Qui requirunt, quid de quaque re ipsi sentiamus : curiosius id faciunt, quam necesse est. Hæc in philosophia ratio, contra omnia disserendi, nullamque rem aperte judicandi, profecta à Socrate, repetita ab Arcesila, confirmata a Carneade, usque ad nostram viget ætatem. Hi sumus, qui omnibus veris falsa quædam adjuncta esse dicamus, tanta similitudine, ut in iis nulla insit certe judicandi et assentiendi nota.

Pourquoy, non Aristote seulement, mais la plus part des philosophes, ont ils affecté la difficulté, si ce n'est pour faire valoir la vanité du subject, et amuser la curiosité de nostre esprit, luy donnant où se paistre, à ronger cet os creuz et descharné ? Clytomachus affermoit n'avoir jamais sçeu, par les escrits de Carneades, entendre de quelle opinion il estoit. Pourquoy a evité aux siens Epicurus, la facilité, et Heraclytus en a esté surnommé grec  ? La difficulté est une monoye que les sçavans employent, comme les joueurs de passe-passe pour ne descouvrir la vanité de leur art : et de laquelle l'humaine bestise se paye aysément.

Clarus ob obscuram linguam, magis inter inanes :
Omnia enim stolidi magis admirantur amantque,
Inversis quæ sub verbis latitantia cernunt.

Cicero reprend aucuns de ses amis d'avoir accoustumé de mettre à l'astrologie, au droit, à la dialectique, et à la geometrie, plus de temps, que ne meritoyent ces arts : et que cela les divertissoit des devoirs de la vie, plus utiles et honnestes. Les philosophes Cyrenaïques mesprisoyent esgalement la physique et la dialectique. Zenon tout au commencement des livres de sa Republique, declaroit inutiles toutes les liberales disciplines.

Chrysippus disoit, que ce que Platon et Aristote avoyent escrit de la Logique, ils l'avoyent escrit par jeu et par exercice : et ne pouvoit croire qu'ils eussent parlé à certes d'une si vaine matiere. Plutarque le dit de la Metaphysique, Epicurus l'eust encores dict de la Rhetorique, de la grammaire, poësie, mathematique, et hors la physique, de toutes les autres sciences : et Socrates de toutes, sauf celle des moeurs et de la vie. De quelque chose qu'on s'enquist à luy, il ramenoit en premier lieu tousjours l'enquerant à rendre compte des conditions de sa vie, presente et passée, lesquelles il examinoit et jugeoit : estimant tout autre apprentissage subsecutif à celuy-la et supernumeraire.

Parum mihi placeant eæ litteræ quæ ad virtutem doctoribus nihil profuerunt. La plus part des arts ont esté ainsi mesprisés par le mesme sçavoir. Mais ils n'ont pas pensé qu'il fust hors de propos, d'exercer leur esprit és choses mesmes, où il n'y avoit nulle solidité profitable.

Au demeurant, les uns ont estimé Plato dogmatiste, les autres dubitateur, les autres en certaines choses l'un, et en certaines choses l'autre.

Le conducteur de ses dialogismes, Socrates, va tousjours demandant et esmouvant la dispute, jamais l'arrestant, jamais satisfaisant : et dit n'avoir autre science, que la science de s'opposer. Homere leur autheur a planté egalement les fondements à toutes les sectes de philosophie, pour montrer, combien il estoit indifferent par où nous allassions. De Platon nasquirent dix sectes diverses, dit-on. Aussi, à mon gré, jamais instruction ne fut titubante, et rien asseverante, si la sienne ne l'est. Socrates disoit, que les sages femmes en prenant ce mestier de faire engendrer les autres, quittent le mestier d'engendrer elles. Que luy par le tiltre de sage homme, que les Dieux luy avoyent deferé, s'estoit aussi desfaict en son amour virile et mentale, de la faculté d'enfanter : se contentant d'ayder et favorir de son secours les engendrants : ouvrir leur nature ; graisser leurs conduits : faciliter l'yssue de leur enfantement : juger d'iceluy : le baptizer : le nourrir : le fortifier : l'emmaillotter, et circoncir : exerçant et maniant son engin, aux perils et fortunes d'autruy.

Il est ainsi de la plus part des autheurs de ce tiers genre, comme les anciens ont remerqué des escripts d'Anaxagoras, Democritus, Parmenides, Xenophanes, et autres. Ils ont une forme d'escrire douteuse en substance et en dessein, enquerant plustost qu'instruisant : encore qu'ils entresement leur stile de cadances dogmatistes. Cela se voit il pas aussi bien en Seneque et en Plutarque ? combien disent ils tantost d'un visage, tantost d'un autre, pour ceux qui y regardent de prez ? Et les reconciliateurs des Jurisconsultes devoyent premierement les concilier chacun à soy.

Platon me semble avoir aymé ceste forme de philosopher par dialogues, à escient, pour loger plus decemment en diverses bouches la diversité et variation de ses propres fantasies.

Diversement traitter les matieres, est aussi bien les traitter, que conformement, et mieux : à sçavoir plus copieusement et utilement. Prenons exemple de nous. Les arrests font le point extreme du parler dogmatiste et resolutif : Si est ce que ceux que noz parlements presentent au peuple, les plus exemplaires, propres à nourrir en luy la reverence qu'il doit à ceste dignité, principalement par la suffisance des personnes qui l'exerçent, prennent leur beauté, non de la conclusion, qui est à eux quotidienne, et qui est commune à tout juge, tant comme de la disceptation et agitation des diverses et contraires ratiocinations, que la matiere du droit souffre.

Et le plus large champ aux reprehensions des uns philosophes à l'encontre des autres, se tire des contradictions et diversitez, en quoy chacun d'eux se trouve empestré : ou par dessein, pour monstrer la vacillation de l'esprit humain autour de toute matiere, ou forcé ignoramment, par la volubilité et incomprehensibilité de toute matiere.

Que signifie ce refrein ? en un lieu glissant et coulant suspendons nostre creance : car, comme dit Eurypides,

Les oeuvres de Dieu en diverses
Façons, nous donnent des traverses.

Semblable à celuy qu'Empedocles semoit souvent en ses livres, comme agité d'une divine fureur, et forcé de la verité. Non non, nous ne sentons rien, nous ne voyons rien, toutes choses nous sont occultes, il n'en est aucune de laquelle nous puissions establir quelle elle est : Revenant à ce mot divin, Cogitationes mortalium timidæ, Et incertæ adinventiones nostræ, Et providentiæ. Il ne faut pas trouver estrange, si gens desesperez de la prise n'ont pas laissé d'avoir plaisir à la chasse, l'estude estant de soy une occupation plaisante : et si plaisante, que parmy les voluptez, les Stoïciens defendent aussi celle qui vient de l'exercitation de l'esprit, y veulent de la bride, et trouvent de l'intemperance à trop sçavoir.

Democritus ayant mangé à sa table des figues, qui sentoient le miel, commença soudain à chercher en son esprit, d'où leur venoit cette douceur inusitee, et pour s'en esclaircir, s'alloit lever de table, pour voir l'assiette du lieu où ces figues avoyent esté cueillies : sa chambriere, ayant entendu la cause de ce remuëment, luy dit en riant, qu'il ne se penast plus pour cela, car c'estoit qu'elle les avoit mises en un vaisseau, où il y avoit eu du miel. Il se despita, dequoy elle luy avoit osté l'occasion de cette recherche, et desrobé matiere à sa curiosité. Va, luy dit-il, tu m'as faict desplaisir, je ne lairray pourtant d'en chercher la cause, comme si elle estoit naturelle. Et volontiers n'eust failly de trouver quelque raison vraye, à un effect faux et supposé. Ceste histoire d'un fameux et grand Philosophe, nous represente bien clairement ceste passion studieuse, qui nous amuse à la poursuyte des choses, de l'acquest desquelles nous sommes desesperez. Plutarque recite un pareil exemple de quelqu'un, qui ne vouloit pas estre esclaircy de ce, dequoy il estoit en doute, pour ne perdre le plaisir de le chercher : comme l'autre, qui ne vouloit pas que son medecin luy ostast l'alteration de la fievre, pour ne perdre le plaisir de l'assouvir en beuvant. Satius est supervacua discere, quam nihil.

Tout ainsi qu'en toute pasture il y a le plaisir souvent seul, et tout ce que nous prenons, qui est plaisant, n'est pas tousjours nutritif, ou sain : Pareillement ce que nostre esprit tire de la science, ne laisse pas d'estre voluptueux, encore qu'il ne soit ny alimentant ny salutaire.

Voicy comme ils disent : La consideration de la nature est une pasture propre à nos esprits, elle nous esleve et enfle, nous fait desdaigner les choses basses et terriennes, par la comparaison des superieures et celestes : la recherche mesme des choses occultes et grandes est tresplaisante, voire à celuy qui n'en acquiert que la reverence, et crainte d'en juger. Ce sont des mots de leur profession. La vaine image de ceste maladive curiosité, se voit plus expressement encores en cet autre exemple, qu'ils ont par honneur si souvent en la bouche. Eudoxus souhaittoit et prioit les Dieux, qu'il peust une fois voir le soleil de pres, comprendre sa forme, sa grandeur, et sa beauté, à peine d'en estre bruslé soudainement. Il veut au prix de sa vie, acquerir une science, de laquelle l'usage et possession luy soit quand et quand ostée. Et pour ceste soudaine et volage cognoissance, perdre toutes autres cognoissances qu'il a, et qu'il peut acquerir par apres.

Je ne me persuade pas aysement, qu'Epicurus, Platon, et Pythagoras nous ayent donné pour argent contant leurs Atomes, leurs Idées, et leurs Nombres. Ils estoyent trop sages pour establir leurs articles de foy, de chose si incertaine, et si debattable : Mais en ceste obscurité et ignorance du monde, chacun de ces grands personnages, s'est travaillé d'apporter une telle quelle image de lumiere : et ont promené leur ame à des inventions, qui eussent au moins une plaisante et subtile apparence, pourveu que toute fausse, elle se peust maintenir contre les oppositions contraires : Unicuique ista pro ingenio finguntur, non ex scientiæ vi. Un ancien, à qui on reprochoit, qu'il faisoit profession de la Philosophie, de laquelle pourtant en son jugement, il ne tenoit pas grand compte, respondit que cela, c'estoit vrayement philosopher. Ils ont voulu considerer tout, balancer tout, et ont trouvé ceste occupation propre à la naturelle curiosité qui est en nous. Aucunes choses, ils les ont escrites pour le besoin de la societé publique, comme leurs religions : et a esté raisonnable pour ceste consideration, que les communes opinions, ils n'ayent voulu les esplucher au vif, aux fins de n'engendrer du trouble en l'obeyssance des loix et coustumes de leur pays.

Platon traitte ce mystere d'un jeu assez descouvert. Car où il escrit selon soy, il ne prescrit rien à certes. Quand il fait le legislateur, il emprunte un style regentant et asseverant : et si y mesle hardiment les plus fantastiques de ses inventions : autant utiles à persuader à la commune, que ridicules à persuader à soy-mesme : Sçachant combien nous sommes propres à recevoir toutes impressions, et sur toutes, les plus farouches et enormes.

Et pourtant en ses loix, il a grand soing, qu'on ne chante en publiq que des poësies, desquelles les fabuleuses feintes tendent à quelque utile fin : estant si facile d'imprimer touts fantosmes en l'esprit humain, que c'est injustice de ne les paistre plustost de mensonges profitables, que de mensonges ou inutiles ou dommageables. Il dit tout destrousseement en sa Republique, que pour le profit des hommes, il est souvent besoin de les piper. Il est aisé à distinguer, les unes sectes avoir plus suivy la verité, les autres l'utilité, par où celles cy ont gaigné credit. C'est la misere de nostre condition, que souvent ce qui se presente à nostre imagination pour le plus vray, ne s'y presente pas pour le plus utile à nostre vie. Les plus hardies sectes, Epicurienne, Pyrrhonienne, nouvelle Academique, encore sont elles contrainctes de se plier à la loy civile, au bout du compte.

Il y a d'autres subjects qu'ils ont belutez, qui à gauche, qui à dextre, chacun se travaillant d'y donner quelque visage, à tort ou à droit. Car n'ayans rien trouvé de si caché, dequoy ils n'ayent voulu parler, il leur est souvent force de forger des conjectures foibles et foles : non qu'ils les prinssent eux mesmes pour fondement, ne pour establir quelque verité, mais pour l'exercice de leur estude. Non tam id sensisse, quod dicerent, quam exercere ingenia materiæ difficultate videntur voluisse.

Et si on ne le prenoit ainsi, comme couvririons nous une si grande inconstance, varieté, et vanité d'opinions, que nous voyons avoir esté produites par ces ames excellentes et admirables ? Car pour exemple, qu'est-il plus vain, que de vouloir deviner Dieu par nos analogies et conjectures : le regler, et le monde, à nostre capacité et à nos loix ? et nous servir aux despens de la divinité, de ce petit eschantillon de suffisance qu'il luy a pleu despartir à nostre naturelle condition ? et par ce que nous ne pouvons estendre nostre veuë jusques en son glorieux siege, l'avoir ramené ça bas à nostre corruption et à nos miseres ?

De toutes les opinions humaines et anciennes touchant la religion, celle là me semble avoir eu plus de vray-semblance et plus d'excuse, qui recognoissoit Dieu comme une puissance incomprehensible, origine et conservatrice de toutes choses, toute bonté, toute perfection, recevant et prenant en bonne part l'honneur et la reverence, que les humains luy rendoient soubs quelque visage, soubs quelque nom et en quelque maniere que ce fust.

Jupiter omnipotens rerum, regúmque, Deumque,
Progenitor, genitrixque.

Ce zele universellement a esté veu du ciel de bon oeil. Toutes polices ont tiré fruit de leur devotion : Les hommes, les actions impies, ont eu par tout les evenements sortables. Les histoires payennes recognoissent de la dignité, ordre, justice, et des prodiges et oracles employez à leur profit et instruction, en leurs religions fabuleuses : Dieu par sa misericorde daignant à l'adventure fomenter par ces benefices temporels, les tendres principes d'une telle quelle brute cognoissance, que la raison naturelle leur donnoit de luy, au travers des fausses images de leurs songes : Non seulement fausses, mais impies aussi et injurieuses, sont celles que l'homme a forgé de son invention.

Et de toutes les religions, que Sainct Paul trouva en credit à Athenes, celle qu'ils avoyent dediée à une divinité cachée et incognue, luy sembla la plus excusable.

Pythagoras adombra la verité de plus pres : jugeant que la cognoissance de ceste cause premiere, et estre des estres, devoit estre indefinie, sans prescription, sans declaration : Que ce n'estoit autre chose, que l'extreme effort de nostre imagination, vers la perfection : chacun en amplifiant l'idée selon sa capacité. Mais si Numa entreprint de conformer à ce project la devotion de son peuple : l'attacher à une religion purement mentale, sans object prefix, et sans meslange materiel : il entreprint chose de nul usage : L'esprit humain ne se sçauroit maintenir vaguant en cet infini de pensées informes : il les luy faut compiler à certaine image à son modelle. La majesté divine s'est ainsi pour nous aucunement laissé circonscrire aux limites corporels : Ses sacrements supernaturels et celestes, ont des signes de nostre terrestre condition : Son adoration s'exprime par offices et paroles sensibles : car c'est l'homme, qui croid et qui prie. Je laisse à part les autres arguments qui s'employent à ce subject. Mais à peine me feroit on accroire, que la veuë de noz crucifix, et peinture de ce piteux supplice, que les ornements et mouvements ceremonieux de noz Eglises, que les voix accommodées à la devotion de nostre pensée, et ceste esmotion des sens n'eschauffent l'ame des peuples, d'une passion religieuse, de tres-utile effect.

De celles ausquelles on a donné corps comme la necessité l'a requis, parmy ceste cecité universelle, je me fusse, ce me semble, plus volontiers attaché à ceux qui adoroient le Soleil,

la lumiere commune,
L'oeil du monde : et si Dieu au chef porte des yeux,
Les rayons du Soleil sont ses yeux radieux,
Qui donnent vie à tous, nous maintiennent et gardent,
Et les faicts des humains en ce monde regardent :
Ce beau, ce grand soleil, qui nous
faict les saisons,
Selon qu'il entre ou sort de ses douze maisons :
Qui remplit l'univers de ses vertus cognues :
Qui d'un traict de ses yeux nous dissipe les nuë
s :
L'esprit, l'ame du monde, ardant et flamboyant,
En la course d'un jour tout le Ciel tournoyant,
Plein d'immense grandeur, rond, vagabond et ferme :
Lequel tient dessoubs luy tout le monde pour terme :
En repos sans repos, oysif, Et sans sejour,
Fils a
isné de nature, et le pere du jour.

D'autant qu'outre ceste sienne grandeur et beauté, c'est la piece de ceste machine, que nous descouvrons la plus esloignée de nous : et par ce moyen si peu cognuë, qu'ils estoyent pardonnables, d'en entrer en admiration et reverence.

Thales, qui le premier s'enquesta de telle matiere, estima Dieu un esprit, qui fit d'eau toutes choses. Anaximander, que les Dieux estoyent mourants et naissants à diverses saisons : et que c'estoyent des mondes infinis en nombre. Anaximenes, que l'air estoit Dieu, qu'il estoit produit et immense, tousjours mouvant. Anaxagoras le premier a tenu, la description et maniere de toutes choses, estre conduitte par la force et raison d'un esprit infini. Alcmæon a donné la divinité au Soleil, à la Lune, aux astres, et à l'ame. Pythagoras a faict Dieu, un esprit espandu par la nature de toutes choses, d'où noz ames sont déprinses. Parmenides, un cercle entournant le ciel, et maintenant le monde par l'ardeur de la lumiere. Empedocles disoit estre des Dieux, les quatre natures, desquelles toutes choses sont faittes. Protagoras, n'avoir rien que dire, s'ils sont ou non, ou quels ils sont. Democritus, tantost que les images et leurs circuitions sont Dieux : tantost ceste nature, qui eslance ces images : et puis, nostre science et intelligence. Platon dissipe sa creance à divers visages. Il dit au Timée, le pere du monde ne se pouvoir nommer. Aux loix, qu'il ne se faut enquerir de son estre. Et ailleurs en ces mesmes livres il fait le monde, le ciel, les astres, la terre, et nos ames Dieux, et reçoit en outre ceux qui ont esté receuz par l'ancienne institution en chasque republique. Xenophon rapporte un pareil trouble de la discipline de Socrates. Tantost qu'il ne se faut enquerir de la forme de Dieu : et puis il luy fait establir que le Soleil est Dieu, et l'ame Dieu : Qu'il n'y en a qu'un, et puis qu'il y en a plusieurs. Speusippus neveu de Platon, fait Dieu certaine force gouvernant les choses, et qu'elle est animale. Aristote, à ceste heure, que c'est l'esprit, à ceste heure le monde : à ceste heure il donne un autre maistre à ce monde, et à ceste heure fait Dieu l'ardeur du ciel. Zenocrates en fait huict. Les cinq nommez entre les Planetes, le sixiesme composé de toutes les estoiles fixes, comme de ses membres : le septiesme et huictiesme, le Soleil et la Lune. Heraclides Ponticus ne fait que vaguer entre ses advis, et en fin prive Dieu de sentiment : et le fait remuant de forme à autre, et puis dit que c'est le ciel et la terre. Theophraste se promeine de pareille irresolution entre toutes ses fantasies : attribuant l'intendance du monde tantost à l'entendement, tantost au ciel, tantost aux estoilles. Strato, que c'est nature ayant la force d'engendrer, augmenter et diminuer, sans forme et sentiment. Zeno, la loy naturelle, commandant le bien et prohibant le mal : laquelle loy est un animant : et oste les Dieux accoustumez, Jupiter, Juno, Vesta. Diogenes Apolloniates, que c'est l'aage Xenophanes faict Dieu rond, voyant, oyant, non respirant, n'ayant rien de commun avec l'humaine nature. Aristo estime la forme de Dieu incomprenable, le prive de sens, et ignore s'il est animant ou autre chose. Cleanthes, tantost la raison, tantost le monde, tantost l'ame de nature, tantost la chaleur supreme entourant et envelopant tout. Perseus auditeur de Zenon, a tenu, qu'on a surnommé Dieux, ceux qui avoyent apporté quelque notable utilité à l'humaine vie, et les choses mesmes profitables. Chrysippus faisoit un amas confus de toutes les precedentes sentences, et compte entre mille formes de Dieux qu'il fait, les hommes aussi, qui sont immortalisez. Diagoras et Theodorus nioyent tout sec, qu'il y eust des Dieux. Epicurus faict les Dieux luisants, transparents, et perflabes, logez, comme entre deux forts, entre deux mondes, à couvert des coups : revestus d'une humaine figure et de nos membres, lesquels membres leur sont de nul usage.

Ego Deúm genus esse semper duxi, Et dicam cælitum,
Sed eos non curare opinor, quid agat humanum genus.

Fiez vous à vostre Philosophie : vantez vous d'avoir trouvé la feve au gasteau, à voir ce tintamarre de tant de cervelles philosophiques. Le trouble des formes mondaines, a gaigné sur moy, que les diverses moeurs et fantaisies aux miennes, ne me desplaisent pas tant, comme elles m'instruisent ; ne m'enorgueillissent pas tant comme elles m'humilient en les conferant. Et tout autre choix que celuy qui vient de la main expresse de Dieu, me semble choix de peu de prerogative. Les polices du monde ne sont pas moins contraires en ce subject, que les escholes : par où nous pouvons apprendre, que la fortune mesme n'est pas plus diverse et variable, que nostre raison, ny plus aveugle et inconsiderée.

Les choses les plus ignorées sont plus propres à estre deifiées : Parquoy de faire de nous des Dieux, comme l'ancienneté, cela surpasse l'extreme foiblesse de discours. J'eusse encore plustost suyvy ceux qui adoroient le serpent, le chien et le boeuf : d'autant que leur nature et leur estre nous est moins cognu ; et avons plus de loy d'imaginer ce qu'il nous plaist de ces bestes-là, et leur attribuer des facultez extraordinaires. Mais d'avoir faict des Dieux de nostre condition, de laquelle nous devons cognoistre l'imperfection, leur avoir attribué le desir, la cholere, les vengeances, les mariages, les generations, et les parenteles, l'amour, et la jalousie, nos membres et nos os, nos fievres et nos plaisirs, nos morts et sepultures, il faut que cela soit party d'une merveilleuse yvresse de l'entendement humain.

Quæ procul usque adeo divino ab numine distant,
Inque Deûm numero quæ sint indigna videri
.

Formæ, ætates, vestitus, ornatus noti sunt : genera, conjugia, cognationes, omniáque traducta ad similitudinem imbecillitatis humanæ : nam et perturbatis animis inducuntur : accipimus enim Deorum cupiditates, ægritudines, iracundias. Comme d'avoir attribué la divinité non seulement à la foy, à la vertu, à l'honneur, concorde, liberté, victoire, pieté : mais aussi à la volupté, fraude, mort, envie, vieillesse, misere : à la peur, à la fievre, et à la male fortune, et autres injures de nostre vie, fresle et caduque.

Quid juvat hoc, templis nostros inducere mores ?
O curvæ in terris animæ Et coelestium inanes !

Les Ægyptiens d'une impudente prudence, defendoyent sur peine de la hart, que nul eust à dire que Serapis et Isis leurs Dieux, eussent autres fois esté hommes : et nul n'ignoroit, qu'ils ne l'eussent esté. Et leur effigie representée le doigt sur la bouche, signifioit, dit Varro, ceste ordonnance mysterieuse à leurs prestres, de taire leur origine mortelle, comme par raison necessaire anullant toute leur veneration.

Puis que l'homme desiroit tant de s'apparier à Dieu, il eust mieux faict, dit Cicero, de ramener à soy les conditions divines, et les attirer çà bas, que d'envoyer là haut sa corruption et sa misere : mais à le bien prendre, il a fait en plusieurs façons, et l'un, et l'autre, de pareille vanité d'opinion.

Quand les Philosophes espeluchent la hierarchie de leurs dieux, et font les empressez à distinguer leurs alliances, leurs charges, et leur puissance, je ne puis pas croire qu'ils parlent à certes. Quand Platon nous dechiffre le verger de Pluton, et les commoditez ou peines corporelles, qui nous attendent encore apres la ruine et aneantissement de nos corps, et les accommode au ressentiment, que nous avons en ceste vie :

Secreti celant calles, et myrtea circùm
Sylva tegit, curæ non ipsa in morte relinquunt.

Quand Mahumet promet aux siens un paradis tapissé, paré d'or et de pierreries, peuplé de garses d'excellente beaute, de vins, et de vivres singuliers, je voy bien que ce sont des moqueurs qui se plient à nostre bestise, pour nous emmieller et attirer par ces opinions et esperances, convenables à nostre mortel appetit. Si sont aucuns des nostres tombez en pareil erreur, se promettants apres la resurrection une vie terrestre et temporelle, accompagnée de toutes sortes de plaisirs et commoditez mondaines. Croyons nous que Platon, luy qui a eu ses conceptions si celestes, et si grande accointance à la divinité, que le surnom luy en est demeuré, ait estimé que l'homme, ceste pauvre creature, eust rien en luy d'applicable à ceste incomprehensible puissance ? et qu'il ait creu que nos prises languissantes fussent capables, ny la force de nostre sens assez robuste, pour participer à la beatitude, ou peine eternelle ? Il faudroit luy dire de la part de la raison humaine :

Si les plaisirs que tu nous promets en l'autre vie, sont de ceux que j'ay senti çà bas, cela n'a rien de commun avec l'infinité : Quand tous mes cinq sens de nature, seroient combles de liesse, et ceste ame saisie de tout le contentement qu'elle peut desirer et esperer, nous sçavons ce qu'elle peut : cela, ce ne seroit encores rien : S'il y a quelque chose du mien, il n'y a rien de divin : si cela n'est autre, que ce qui peut appartenir à ceste nostre condition presente, il ne peut estre mis en compte. Tout contentement des mortels est mortel. La recognoissance de nos parens, de nos enfans, et de nos amis, si elle nous peut toucher et chatouïller en l'autre monde, si nous tenons encores à un tel plaisir, nous sommes dans les commoditez terrestres et finies. Nous ne pouvons dignement concevoir la grandeur de ces hautes et divines promesses, si nous les pouvons aucunement concevoir : Pour dignement les imaginer, il les faut imaginer inimaginables, indicibles et incomprehensibles, et parfaictement autres, que celles de nostre miserable experience. OEuil ne sçauroit voir, dit Sainct Paul : et ne peut monter en coeur d'homme, l'heur que Dieu prepare aux siens. Et si pour nous en rendre capables, on reforme et rechange nostre estre (comme tu dis Platon par tes purifications) ce doit estre d'un si extreme changement et si universel, que par la doctrine physique, ce ne sera plus nous :

Hector erat tunc cum bello certabat, at ille
Tractus ab Æmonio non erat He
ctor equo.

ce sera quelque autre chose qui recevra ces recompenses.

quod mutatur, dissolvitur, interit ergo :
Trajiciuntur enim partes atque ordine migrant.

Car en la Metempsycose de Pythagoras, et changement d'habitation qu'il imaginoit aux ames, pensons nous que le lyon, dans lequel est l'ame de Cæsar, espouse les passions, qui touchoient Cæsar, ny que ce soit luy ? Si c'estoit encore luy, ceux là auroyent raison, qui combattants ceste opinion contre Platon, luy reprochent que le fils se pourroit trouver à chevaucher sa mere, revestuë d'un corps de mule, et semblables absurditez. Et pensons nous qu'és mutations qui se font des corps des animaux en autres de mesmes espece, les nouveaux venus ne soyent autres que leurs predecesseurs ? Des cendres d'un Phoenix s'engendre, dit-on, un ver, et puis un autre Phoenix : ce second Phoenix, qui peut imaginer, qu'il ne soit autre que le premier ? Les vers qui font nostre soye, on les void comme mourir et assecher, et de ce mesme corps se produire un papillon, et de là un autre ver, qu'il seroit ridicule estimer estre encores le premier. Ce qui a cessé une fois d'estre, n'est plus :

Nec si materiam nostram collegerit ætas
Post obitum, rursúmque redegerit, ut sita nunc est,
Atque iterum nobis fuerint data lumina vitæ,
Pertineat quidquam tamen ad nos id quodque factum,
Interrupta semel cùm sit repetentia nostra.

Et quand tu dis ailleurs Platon, que ce sera la partie spirituelle de l'homme, à qui il touchera de jouyr des recompenses de l'autre vie, tu nous dis chose d'aussi peu d'apparence.

Scilicet avolsis radicibus ut nequit ullam
Dispicere ipse oculus rem seorsum corpore toto.

Car à ce compte ce ne sera plus l'homme, ny nous par consequent, à qui touchera ceste jouyssance : Car nous sommes bastis de deux pieces principales essentielles, desquelles la separation, c'est la mort et ruyne de nostre estre.

Inter enim jacta est vitai pausa, vagéque
Deerrarunt passim motus ab sensibus omnes.

Nous ne disons pas que l'homme souffre, quand les vers luy rongent ses membres, dequoy il vivoit, et que la terre les consomme :

Et nihil hoc ad nos, qui coitu conjugióque
Corporis atque animæ consistimus uniter apti.

D'avantage, sur quel fondement de leur justice peuvent les dieux recognoistre et recompenser à l'homme apres sa mort ses actions bonnes et vertueuses : puis que ce sont eux mesmes, qui les ont acheminées et produites en luy ? Et pourquoy s'offencent ils et vengent sur luy les vitieuses, puis qu'ils l'ont eux-mesmes produict en ceste condition fautive, et que d'un seul clin de leur volonté, ils le peuvent empescher de faillir ? Epicurus opposeroit-il pas cela à Platon, avec grand' apparence de l'humaine raison, s'il ne se couvroit souvent par ceste sentence, Qu'il est impossible d'establir quelque chose de certain, de l'immortelle nature, par la mortelle ? Elle ne fait que fourvoyer par tout, mais specialement quand elle se mesle des choses divines. Qui le sent plus evidemment que nous ? Car encores que nous luy ayons donné des principes certains et infallibles, encore que nous esclairions ses pas par la saincte lampe de la verité, qu'il a pleu à Dieu nous communiquer : nous voyons pourtant journellement, pour peu qu'elle se démente du sentier ordinaire, et qu'elle se destourne ou escarte de la voye tracée et battuë par l'Eglise, comme tout aussi tost elle se perd, s'embarrasse et s'entrave, tournoyant et flotant dans ceste mer vaste, trouble, et ondoyante des opinions humaines, sans bride et sans but. Aussi tost qu'elle pert ce grand et commun chemin, elle se va divisant et dissipant en mille routes diverses.

L'homme ne peut estre que ce qu'il est, ny imaginer que selon sa portée : C'est plus grande presomption, dit Plutarque, à ceux qui ne sont qu'hommes, d'entreprendre de parler et discourir des dieux, et des demy-dieux, que ce n'est à un homme ignorant de musique, vouloir juger de ceux qui chantent : ou à un homme qui ne fut jamais au camp, vouloir disputer des armes et de la guerre, en presumant comprendre par quelque legere conjecture, les effects d'un art qui est hors de sa cognoissance. L'ancienneté pensa, ce croy-je, faire quelque chose pour la grandeur divine, de l'apparier à l'homme, la vestir de ses facultez, et estrener de ses belles humeurs et plus honteuses necessitez : luy offrant de nos viandes à manger, de nos danses, mommeries et farces à la resjouïr : de nos vestemens à se couvrir, et maisons à loger, la caressant par l'odeur des encens et sons de la musique, festons et bouquets, et pour l'accommoder à noz vicieuses passions, flatant sa justice d'une inhumaine vengeance : l'esjouïssant de la ruine et dissipation des choses par elle creées et conservées : Comme Tiberius Sempronius, qui fit brusler pour sacrifice à Vulcan, les riches despouïlles et armes qu'il avoit gaigné sur les ennemis en la Sardeigne : Et Paul Æmyle, celles de Macedoine, à Mars et à Minerve. Et Alexandre, arrivé à l'Ocean indigné, jetta en mer en faveur de Thetis, plusieurs grands vases d'or : Remplissant en outre ses autels d'uneb oucherie non de bestes innocentes seulement, mais d'hommes aussi : ainsi que plusieurs nations, et entre autres la nostre, avoyent en usage ordinaire : Et croy qu'il n'en est aucune exempte d'en avoir faict essay.

Sulmone creatos
Quattuor hic juvenes totidem, quos educat Ufens,
Viventes rapit, inferias quos immolet umbris.

Les Getes se tiennent immortels, et leur mourir n'est que s'acheminer vers leur Dieu Zamolxis. De cinq en cinq ans ils depeschent vers luy quelqu'un d'entre eux, pour le requerir des choses necessaires. Ce deputé est choisi au sort : Et la forme de le depescher apres l'avoir de bouche informé de sa charge, est, que de ceux qui l'assistent, trois tiennent debout autant de javelines, sur lesquelles les autres le lancent à force de bras. S'il vient à s'enferrer en lieu mortel, et qu'il trespasse soudain, ce leur est certain argument de faveur divine : s'il en eschappe, ils l'estiment meschant et execrable, et en deputent encore un autre de mesmes.

Amestris mere de Xerxes, devenuë vieille, fit pour une fois ensevelir touts vifs quatorze jouvenceaux des meilleures maisons de Perse, suyvant la religion du pays, pour gratifier à quelque Dieu sousterrain.

Encore aujourd'huy les idoles de Themixtitan se cimentent du sang des petis enfants : et n'aiment sacrifice que de ces pueriles et pures ames : justice affamée du sang de l'innocence.

Tantum religio potuit suadere malorum.

Les Carthaginois immoloient leurs propres enfans à Saturne : et qui n'en avoit point, en achetoit, estant cependant le pere et la mere tenus d'assister à cet office, avec contenance gaye et contente. C'estoit une estrange fantasie, de vouloir payer la bonté divine, de nostre affliction : Comme les Lacedemoniens qui mignardoient leur Diane, par bourrellement des jeunes garçons, qu'ils faisoyent fouëter en sa faveur, souvent jusques à la mort. C'estoit une humeur farouche, de vouloir gratifier l'architecte de la subversion de son bastiment : Et de vouloir garentir la peine deuë aux coulpables, par la punition des non coulpables : et que la pauvre Iphigenia au port d'Aulide, par sa mort et par son immolation deschargeast envers Dieu l'armée des Grecs des offences qu'ils avoyent commises :

Et casta inceste nubendi tempore in ipso
Hostia concideret mactatu moesta parentis.

Et ces deux belles et genereuses ames des deux Decius, pere et fils, pour propitier la faveur des Dieux envers les affaires Romaines, s'allassent jetter à corps perdu à travers le plus espez des ennemis.

Quæ fuit tanta Deorum iniquitas, ut placari populo Romano non possent, nisi tales viri occidissent ? Joint que ce n'est pas au criminel de se faire fouëter à sa mesure, et à son heure : c'est au juge, qui ne met en compte de chastiment, que la peine qu'il ordonne : et ne peut attribuer à punition ce qui vient à gré à celuy qui le souffre. La vengeance Divine presuppose nostre dissentiment entier, pour sa justice, et pour nostre peine.

Et fut ridicule l'humeur de Polycrates tyran de Samos, lequel pour interrompre le cours de son continuel bon heur, et le compenser, alla jetter en mer le plus cher et precieux joyau qu'il eust, estimant que par ce malheur aposté, il satisfaisoit à la revolution et vicissitude de la fortune. Et elle pour se moquer de son ineptie, fit que ce mesme joyau revinst encore en ses mains, trouvé au ventre d'un poisson. Et puis à quel usage, les deschirements et desmembrements des Corybantes, des Menades, et en noz temps des Mahometans, qui s'esbalaffrent le visage, l'estomach, les membres, pour gratifier leur prophete : veu que l'offence consiste en la volonté, non en la poictrine, aux yeux, aux genitoires, en l'embonpoinct, aux espaules, et au gosier ? Tantus est perturbatæ mentis Et sedibus suis pulsæ furor, ut sic dii placentur, quemadmodum ne homines quidem sæviunt.

Ceste contexture naturelle regarde par son usage, non seulement nous, mais aussi le service de Dieu et des autres hommes : c'est injustice de l'affoler à nostre escient, comme de nous tuer pour quelque pretexte que ce soit. Ce semble estre grand lascheté et trahison, de mastiner et corrompre les functions du corps, stupides et serves, pour espargner à l'ame, la solicitude de les conduire selon raison.

Ubi iratos Deos timent, qui sic propitios habere merentur. In regiæ libidinis voluptatem castrati sunt quidam ; sed nemo sibi, ne vir esset, jubente Domino, manus intulit.

Ainsi remplissoyent ils leur religion de plusieurs mauvais effects.

sæpius olim
Religio peperit scelerosa atque impia facta.

Or rien du nostre ne se peut apparier ou raporter en quelque façon que ce soit, à la nature divine, qui ne la tache et marque d'autant d'imperfection. Ceste infinie beauté, puissance, et bonté, comment peut elle souffrir quelque correspondance et similitude à chose si abjecte que nous sommes, sans un extreme interest et dechet de sa divine grandeur ?

Infirmum Dei fortius est hominibus : et stultum Dei sapientius est hominibus.

Stilpon le philosophe interrogé si les Dieux s'esjouïssent de nos honneurs et sacrifices : Vous estes indiscret, respondit il : retirons nous à part, si vous voulez parler de cela.

Toutesfois nous luy prescrivons des bornes, nous tenons sa puissance assiegée par nos raisons (j'appelle raison nos resveries et nos songes, avec la dispense de la philosophie, qui dit, le fol mesme et le meschant, forcener par raison : mais que c'est une raison de particuliere forme) nous le voulons asservir aux apparences vaines et foibles de nostre entendement, luy qui a faict et nous et nostre cognoissance. Par ce que rien ne se fait de rien, Dieu n'aura sçeu bastir le monde sans matiere. Quoy, Dieu nous a-il mis en main les clefs et les derniers ressorts de sa puissance ? S'est-il obligé à n'outrepasser les bornes de nostre science ? Mets le cas, ô homme, que tu ayes peu remarquer icy quelques traces de ses effects : penses-tu qu'il y ayt employé tout ce qu'il a peu, et qu'il ayt mis toutes ses formes et toutes ses idées, en cet ouvrage ? Tu ne vois que l'ordre et la police de ce petit caveau ou tu és logé, au moins si tu la vois : sa divinité a une jurisdiction infinie au delà : ceste piece n'est rien au prix du tout :

omnia cùm coelo terráque marique,
Nil sunt ad summam summaï totius omnem.

C'est une loy municipale que tu allegues, tu ne sçays pas quelle est l'universelle. Attache toy à ce à quoy tu és subject, mais non pas luy : il n'est pas ton confraire, ou concitoyen, ou compaignon : S'il s'est aucunement communiqué à toy, ce n'est pas pour se ravaler à ta petitesse, ny pour te donner le contrerolle de son pouvoir. Le corps humain ne peut voler aux nuës, c'est pour toy : le Soleil bransle sans sejour sa course ordinaire : les bornes des mers et de la terre ne se peuvent confondre : l'eau est instable et sans fermeté : un mur est sans froissure impenetrable à un corps solide ; l'homme ne peut conserver sa vie dans les flammes : il ne peut estre et au ciel et en la terre, et en mille lieux ensemble corporellement. C'est pour toy qu'il a faict ces regles : c'est toy qu'elles attaquent. Il a tesmoigné aux Chrestiens qu'il les a toutes franchies quand il luy a pleu. De vray pourquoy tout puissant, comme il est, auroit il restreint ses forces à certaine mesure ? en faveur de qui auroit il renoncé son privilege ? Ta raison n'a en aucune autre chose plus de verisimilitude et de fondement, qu'en ce qu'elle te persuade la pluralité des mondes,

Terrámque et solem, lunam, mare, cætera quæ sunt,
Non esse unica, sed numero magis innumerali.

Les plus fameux esprits du temps passé, l'ont creuë ; et aucuns des nostres mesmes, forcez par l'apparence de la raison humaine. D'autant qu'en ce bastiment, que nous voyons, il n'y a rien seul et un,

cum in summa res nulla sit una,
Unica quæ gignatur, et unica soláque crescat 
:

et que toutes les especes sont multipliées en quelque nombre : Par où il semble n'estre pas vray-semblable, que Dieu ait faict ce seul ouvrage sans compaignon : et que la matiere de ceste forme ayt esté toute espuisée en ce seul individu.

Quare etiam atque etiam tales fateare necesse est,
Esse alios alibi congressus materiaï,
Qualis hic est avido complexu quem tenet æther.

Notamment si c'est un animant, comme ses mouvemens le rendent si croyable, que Platon l'asseure, et plusieurs des nostres ou le confirment, ou ne l'osent infirmer : Non plus que ceste ancienne opinion, que le ciel, les estoilles, et autres membres du monde, sont creatures composées de corps et ame : mortelles, en consideration de leur composition : mais immortelles par la determination du createur. Or s'il y a plusieurs mondes, comme Democritus, Epicurus et presque toute la philosophie a pensé, que sçavons nous si les principes et les regles de cestuy-cy touchent pareillement les autres ? Ils ont à l'avanture autre visage et autre police. Epicurus les imagine ou semblables, ou dissemblables. Nous voyons en ce monde une infinie difference et varieté, pour la seule distance des lieux. Ny le bled ny le vin se voit, ny aucun de nos animaux, en ce nouveau coin du monde, que nos peres ont descouvert : tout y est divers. Et au temps passé, voyez en combien de parties du monde on n'avoit cognoissance ny de Bacchus, ny de Ceres. Qui en voudra croire Pline et Herodote, il y a des especes d'hommes en certains endroits, qui ont fort peu de ressemblance à la nostre.

Et y a des formes mestisses et ambigues, entre l'humaine nature et la brutale. Il y a des contrées où les hommes naissent sans teste, portant les yeux et la bouche en la poitrine : où ils sont tous androgynes : où ils marchent de quatre pates : où ils n'ont qu'un oeil au front, et la teste plus semblable à celle d'un chien qu'à la nostre : où ils sont moitié poisson par embas, et vivent en l'eau : où les femmes accouchent à cinq ans, et n'en vivent que huict : où ils ont la teste si dure et la peau du front, que le fer n'y peut mordre, et rebouche contre : où les hommes sont sans barbe : des nations, sans usage de feu : d'autres qui rendent le sperme de couleur noire.

Quoy ceux qui naturellement se changent en loups, en jumens, et puis encore en hommes ? Et s'il est ainsi, comme dit Plutarque, qu'en quelque endroit des Indes, il y aye des hommes sans bouche, se nourrissans de la senteur de certaines odeurs, combien y a il de nos descriptions faulces ? Il n'est plus risible, ny à l'advanture capable de raison et de societé : L'ordonnance et la cause de nostre bastiment interne, seroyent pour la plus part hors de propos.

Davantage, combien y a il de choses en nostre cognoissance, qui combattent ces belles regles que nous avons taillées et prescriptes à nature ? Et nous entreprendrons d'y attacher Dieu mesme ! Combien de choses appellons nous miraculeuses, et contre nature ? Cela se fait par chaque homme, et par chasque nation, selon la mesure de son ignorance. Combien trouvons nous de proprietez occultes et de quint'essences ? car aller selon nature pour nous, ce n'est qu'aller selon nostre intelligence, autant qu'elle peut suivre, et autant que nous y voyons : ce qui est audelà, est monstrueux et desordonné. Or à ce compte, aux plus advisez et aux plus habiles tout sera donc monstrueux : car à ceux là, l'humaine raison a persuadé, qu'elle n'avoit ny pied, ny fondement quelconque : non pas seulement pour asseurer si la neige est blanche : et Anaxagoras la disoit noire : S'il y a quelque chose, ou s'il n'y a nulle chose : s'il y a science, ou ignorance : ce que Metrodorus Chius nioit l'homme pouvoir dire. Ou si nous vivons ; comme Eurypides est en doubte, si la vie que nous vivons est vie, ou si c'est ce que nous appellons mort, qui soit vie :

grec

Et non sans apparence. Car pourquoy prenons nous tiltre d'estre, de cet instant, qui n'est qu'une eloise dans le cours infini d'une nuict eternelle, et une interruption si briefve de nostre perpetuelle et naturelle condition ? la mort occupant tout le devant et tout le derriere de ce moment, et encore une bonne partie de ce moment. D'autres jurent qu'il n'y a point de mouvement, que rien ne bouge : comme les suivants de Melissus. Car s'il n'y a qu'un, ny ce mouvement sphærique ne luy peut servir, ny le mouvement de lieu à autre, comme Platon preuve. Qu'il n'y a ny generation ny corruption en nature.

Protagoras dit, qu'il n'y a rien en nature, que le doubte : Que de toutes choses on peut egalement disputer : et de cela mesme, si on peut egalement disputer de toutes choses : Mansiphanes, que des choses, qui semblent, rien est non plus que non est. Qu'il n'y a autre certain que l'incertitude. Parmenides, que de ce qu'il semble, il n'est aucune chose en general. Qu'il n'est qu'un. Zenon, qu'un mesme n'est pas : Et qu'il n'y a rien.

Si un estoit, il seroit ou en un autre, ou en soy-mesme. S'il est en un autre, ce sont deux. S'il est en soy-mesme, ce sont encore deux, le comprenant, et le comprins. Selon ces dogmes, la nature des choses n'est qu'une ombre ou fausse ou vaine.

Il m'a tousjours semblé qu'à un homme Chrestien cette sorte de parler est pleine d'indiscretion et d'irreverence : Dieu ne peut mourir, Dieu ne se peut desdire, Dieu ne peut faire cecy, ou cela. Je ne trouve pas bon d'enfermer ainsi la puissance divine soubs les loix de nostre parolle. Et l'apparence qui s'offre à nous, en ces propositions, il la faudroit representer plus reveremment et plus religieusement.

Nostre parler a ses foiblesses et ses deffaults, comme tout le reste. La plus part des occasions des troubles du monde sont Grammariens. Noz procez ne naissent que du debat de l'interpretation des loix ; et la plus part des guerres, de cette impuissance de n'avoir sçeu clairement exprimer les conventions et traictez d'accord des Princes. Combien de querelles et combien importantes a produit au monde le doubte du sens de cette syllabe, Hoc ? Prenons la clause que la Logique mesmes nous presentera pour la plus claire. Si vous dictes, Il faict beau temps, et que vous dissiez verité, il faict donc beau temps. Voyla pas une forme de parler certaine ? Encore nous trompera elle : Qu'il soit ainsi, suyvons l'exemple : si vous dites, Je ments, et que vous dissiez vray, vous mentez donc. L'art, la raison, la force de la conclusion de cette-cy, sont pareilles à l'autre, toutesfois nous voyla embourbez. Je voy les philosophes Pyrrhoniens qui ne peuvent exprimer leur generale conception en aucune maniere de parler : car il leur faudroit un nouveau langage. Le nostre est tout formé de propositions affirmatives, qui leur sont du tout ennemies. De façon que quand ils disent, Je doubte, on les tient incontinent à la gorge, pour leur faire avouër, qu'aumoins assurent et sçavent ils cela, qu'ils doubtent. Ainsin on les a contraints de se sauver dans cette comparaison de la medecine, sans laquelle leur humeur seroit inexplicable. Quand ils prononcent, J'ignore, ou, Je doubte, ils disent que cette proposition s'emporte elle mesme quant et quant le reste : ny plus ny moins que la rubarbe, qui pousse hors les mauvaises humeurs, et s'emporte hors quant et quant elle mesmes.

Cette fantasie est plus seurement conceuë par interrogation : Que sçay-je ? comme je la porte à la devise d'une balance.

Voyez comment on se prevault de cette sorte de parler pleine d'irreverence. Aux disputes qui sont à present en nostre religion, si vous pressez trop les adversaires, ils vous diront tout destroussément, qu'il n'est pas en la puissance de Dieu de faire que son corps soit en paradis et en la terre, et en plusieurs lieux ensemble. Et ce mocqueur ancien comment il en faict son profit. Au moins, dit-il, est-ce une non legere consolation à l'homme, de ce qu'il voit Dieu ne pouvoir pas toutes choses : car il ne se peut tuer quand il le voudroit, qui est la plus grande faveur que nous ayons en nostre condition : il ne peut faire les mortels immortels, ny revivre les trespassez, ny que celuy qui a vescu n'ait point vescu, celuy qui a eu des honneurs, ne les ait point eus, n'ayant autre droit sur le passé que de l'oubliance. Et afin que cette societé de l'homme à Dieu, s'accouple encore par des exemples plaisans, il ne peut faire que deux fois dix ne soyent vingt. Voyla ce qu'il dit, et qu'un Chrestien devroit eviter de passer par sa bouche. Là où au rebours, il semble que les hommes recherchent cette folle fierté de langage pour ramener Dieu à leur mesure.

cras vel atra
Nube polum pater occupato,
Vel sole puro, non tamen irritum
Quodcumque retro est efficiet, neque
Diffinget infectúm
que reddet
Quod fugiens semel hora vexit.

Quand nous disons que l'infinité des siecles tant passez qu'avenir n'est à Dieu qu'un instant : que sa bonté, sapience, puissance sont mesme chose avecques son essence ; nostre parole le dit, mais nostre intelligence ne l'apprehende point. Et toutesfois nostre outrecuidance veut faire passer la divinité par nostre estamine : Et de là s'engendrent toutes les resveries et erreurs, desquelles le monde se trouve saisi, ramenant et poisant à sa balance, chose si esloignée de son poix. Mirum quo procedat improbitas cordis humani, parvulo aliquo invitata successu.

Combien insolemment rabroüent Epicurus les Stoiciens, sur ce qu'il tient l'estre veritablement bon et heureux, n'appartenir qu'à Dieu, et l'homme sage n'en avoir qu'un ombrage et similitude ? Combien temerairement ont ils attaché Dieu à la destinée ! (à la mienne volonté qu'aucuns du surnom de Chrestiens ne le façent pas encore) et Thales, Platon, et Pythagoras, l'ont asservy à la necessité. Cette fierté de vouloir descouvrir Dieu par nos yeux, a faict qu'un grand personnage des nostres a attribué à la divinité une forme corporelle. Et est cause de ce qui nous advient tous les jours, d'attribuer à Dieu, les evenements d'importance, d'une particuliere assignation : Par ce qu'ils nous poisent, il semble qu'ils luy poisent aussi, et qu'il y regarde plus enntier et plus attentif, qu'aux evenemens qui nous sont legers, ou d'une suitte ordinaire. Magna dii curant, parva negligunt. Escoutez son exemple : il vous esclaircira de sa raison : Nec in regnis quidem reges omnia minima curant.

Comme si à ce Roy là, c'estoit plus et moins de remuer un Empire, ou la feuille d'un arbre : et si sa providence s'exerçoit autrement, inclinant l'evenement d'une battaille, que le sault d'une puce. La main de son gouvernement, se preste à toutes choses de pareille teneur, mesme force, et mesme ordre : nostre interest n'y apporte rien : noz mouvements et noz mesures ne le touchent pas.

Deus ita artifex magnus in magnis, ut minor non sit in parvis. Nostre arrogance nous remet tousjours en avant cette blasphemeuse appariation. Par ce que noz occupations nous chargent, Straton a estreiné les Dieux de toute immunité d'offices, comme sont leurs Prestres. Il fait produire et maintenir toutes choses à nature : et de ses poids et mouvements construit les parties du monde : deschargeant l'humaine nature de la crainte des jugements divins. Quod beatum æternúmque sit, id nec habere negotii quicquam, nec exhibere alteri. Nature veut qu'en choses pareilles il y ait relation pareille. Le nombre donc infini des mortels conclud un pareil nombre d'immortels : les choses infinies, qui tuent et ruinent, en presupposent autant qui conservent et profittent. Comme les ames des Dieux, sans langue, sans yeux, sans oreilles, sentent entre elles chacune, ce que l'autre sent, et jugent noz pensées : ainsi les ames des hommes, quand elles sont libres et déprinses du corps, par le sommeil, ou par quelque ravissement, devinent, prognostiquent, et voyent choses, qu'elles ne sçauroyent veoir meslées aux corps.

Les hommes, dit Sainct Paul, sont devenus fols cuidans estre sages, et ont mué la gloire de Dieu incorruptible, en l'image de l'homme corruptible.

Voyez un peu ce bastelage des deifications anciennes. Apres la grande et superbe pompe de l'enterrement, comme le feu venoit à prendre au hault de la pyramide, et saisir le lict du trespassé, ils laissoient en mesme temps eschapper un aigle, lequel s'en volant à mont, signifioit que l'ame s'en alloit en Paradis. Nous avons mille medailles, et notamment de cette honneste femme de Faustine, où cet aigle est representé, emportant à la chevremorte vers le ciel ces ames deifiées. C'est pitié que nous nous pippons de nos propres singeries et inventions,

Quod finxere timent ;

comme les enfans qui s'effrayent de ce mesme visage qu'ils ont barbouillé et noircy à leur compagnon. Quasi quicquam infelicius sit homine, cui sua figmenta dominantur. C'est bien loin d'honorer celuy qui nous a faicts, que d'honorer celuy que nous avons faict. Auguste eut plus de temples que Jupiter, servis avec autant de religion et creance de miracles. Les Thasiens en recompense des biens-faicts qu'ils avoyent receuz d'Agesilaus, luy vindrent dire qu'ils l'avoyent canonisé : Vostre nation, leur dit-il, a elle ce pouvoir de faire Dieu qui bon luy semble ? Faictes en pour voir l'un d'entre vous, et puis quand j'auray veu comme il s'en sera trouvé, je vous diray grandmercy de vostre offre.

L'homme est bien insensé : Il ne sçauroit forger un ciron, et forge des Dieux à douzaines.

Oyez Trismegiste louant nostre suffisance : De toutes les choses admirables a surmonté l'admiration, que l'homme ayt peu trouver, la divine nature, et la faire.

Voicy des arguments de l'escole mesme de la philosophie.

Nosse cui Divos et cæli numina soli,
Aut soli nescire datum.

Si Dieu est, il est animal, s'il est animal, il a sens, et s'il a sens, il est subject à corruption. S'il est sans corps, il est sans ame, et par consequent sans action : et s'il a corps, il est perissable. Voyla pas triomphé ?

Nous sommes incapables d'avoir faict le monde : il y a donc quelque nature plus excellente, qui y a mis la main. Ce seroit une sotte arrogance de nous estimer la plus parfaicte chose de cet univers. Il y a donc quelque chose de meilleur : Cela c'est Dieu. Quand vous voyez une riche et pompeuse demeure, encore que vous ne sçachiez qui en est le maistre ; si ne direz vous pas qu'elle soit faicte pour des rats. Et cette divine structure, que nous voyons du palais celeste, n'avons nous pas à croire, que ce soit le logis de quelque maistre plus grand que nous ne sommes ? Le plus hault est-il pas tousjours le plus digne ? Et nous sommes placez au plus bas. Rien sans ame et sans raison ne peut produire un animant capable de raison. Le monde nous produit : Il a donc ame et raison. Chasque part de nous est moins que nous. Nous sommes part du monde. Le monde est donc fourny de sagesse et de raison, et plus abondamment que nous ne sommes. C'est belle chose que d'avoir un grand gouvernement. Le gouvernement du monde appartient donc à quelque heureuse nature. Les astres ne nous font pas de nuisance : Ils sont donc pleins de bonté. Nous avons besoing de nourriture, aussi ont donc les Dieux, et se paissent des vapeurs de ça bas. Les biens mondains ne sont pas biens à Dieu : Ce ne sont donc pas biens à nous. L'offenser, et l'estre offencé sont egalement tesmoignages d'imbecillité : C'est donc follie de craindre Dieu. Dieu est bon par sa nature ; l'homme par son industrie, qui est plus. La sagesse divine, et l'humaine sagesse n'ont autre distinction, sinon que celle-la est eternelle. Or la durée n'est aucune accession à la sagesse : Parquoy nous voyla compagnons. Nous avons vie, raison et liberté, estimons la bonté, la charité, et la justice : ces qualitez sont donc en luy. Somme le bastiment et le desbastiment, les conditions de la divinité, se forgent par l'homme selon la relation à soy. Quel patron et quel modele ! Estirons, eslevons, et grossissons les qualitez humaines tant qu'il nous plaira. Enfle toy pauvre homme, et encore, et encore, et encore,

non si te ruperis, inquit.

Profecto non Deum, quem cogitare non possunt, sed semet ipsos pro illo cogitantes, non illum, sed seipsos, non illi, sed sibi comparant. Es choses naturelles les effects ne rapportent qu'à demy leurs causes. Quoy cette-cy ? elle est au dessus de l'ordre de nature, sa condition est trop hautaine, trop esloignée, et trop maistresse, pour souffrir que noz conclusions l'attachent et la garottent. Ce n'est par nous qu'on y arrive, cette routte est trop basse. Nous ne sommes non plus pres du ciel sur le mont Senis, qu'au fond de la mer : consultez en pour voir avec vostre astrolabe. Ils ramenent Dieu jusques à l'accointance charnelle des femmes, à combien de fois, à combien de generations. Paulina femme de Saturninus, matrone de grande reputation à Rome, pensant coucher avec le dieu Serapis, se trouve entre les bras d'un sien amoureux, par le macquerellage des Prestres de ce temple.

Varro le plus subtil et le plus sçavant autheur Latin, en ses livres de la Theologie, escrit, que le secrestin de Hercules, jectant au sort d'une main pour soy, de l'autre, pour Hercules, joüa contre luy un soupper et une garse : s'il gaignoit, aux despens des offrandes : s'il perdoit, aux siens. Il perdit, paya son soupper et sa garse. Son nom fut Laurentine, qui veid de nuict ce Dieu entre ses bras, luy disant au surplus, que le lendemain, le premier qu'elle rencontreroit, la payeroit celestement de son salaire. Ce fut Taruncius, jeune homme riche, qui la mena chez luy, et avec le temps la laissa heritiere. Elle à son tour, esperant faire chose aggreable à ce Dieu, laissa heritier le peuple Romain : Pourquoy on luy attribua des honneurs divins.

Comme s'il ne suffisoit pas, que par double estoc Platon fust originellement descendu des Dieux, et avoir pour autheur commun de sa race, Neptune : il estoit tenu pour certain à Athenes, qu'Ariston ayant voulu jouïr de la belle Perictyone, n'avoit sçeu. Et fut adverti en songe par le dieu Apollo, de la laisser impollue et intacte, jusques à ce qu'elle fust accouchée. C'estoient le pere et mere de Platon. Combien y a il és histoires, de pareils cocuages, procurez par les Dieux, contre les pauvres humains ? et des maris injurieusement descriez en faveur des enfants ?

En la religion de Mahomet, il se trouve par la croyance de ce peuple, assés de Merlins : assavoir enfants sans pere, spirituels, nays divinement au ventre des pucelles : et portent un nom, qui le signifie en leur langue.

Il nous faut noter, qu'à chasque chose, il n'est rien plus cher, et plus estimable que son estre (Le Lyon, l'aigle, le daulphin, ne prisent rien au dessus de leur espece) et que chacune rapporte les qualitez de toutes autres choses à ses propres qualitez : Lesquelles nous pouvons bien estendre et racourcir, mais c'est tout ; car hors de ce rapport, et de ce principe, nostre imagination ne peut aller, ne peut rien diviner autre, et est impossible qu'elle sorte de là, et qu'elle passe au delà. D'où naissent ces anciennes conclusions. De toutes les formes, la plus belle est celle de l'homme : Dieu donc est de cette forme. Nul ne peut estre heureux sans vertu : ny la vertu estre sans raison : et nulle raison loger ailleurs qu'en l'humaine figure : Dieu est donc revestu de l'humaine figure.

Ita est informatum anticipatum mentibus nostris, ut homini, cum de Deo cogitet, forma occurrat humana.

Pourtant disoit plaisamment Xenophanes, que si les animaux se forgent des dieux, comme il est vray-semblable qu'ils facent, ils les forgent certainement de mesme eux, et se glorifient, comme nous. Car pourquoy ne dira un oyson ainsi : Toutes les pieces de l'univers me regardent, la terre me sert à marcher, le Soleil à m'esclairer, les estoilles à m'inspirer leurs influances : j'ay telle commodité des vents, telle des eaux : Il n'est rien que cette voute regarde si favorablement que moy : Je suis le mignon de nature ? Est-ce pas l'homme qui me traicte, qui me loge, qui me sert ? C'est pour moy qu'il fait et semer et moudre : S'il me mange, aussi fait-il bien l'homme son compagnon ; et si fay-je moy les vers qui le tuent, et qui le mangent. Autant en diroit une gruë ; et plus magnifiquement encore pour la liberté de son vol, et la possession de cette belle et haulte region. Tam blanda conciliatrix, Et tam sui est lena ipsa natura.

Or donc par ce mesme train, pour nous sont les destinées, pour nous le monde, il luict, il tonne pour nous ; et le createur, et les creatures, tout est pour nous. C'est le but et le poinct où vise l'université des choses. Regardés le registre que la philosophie a tenu deux mille ans, et plus, des affaires celestes : les dieux n'ont agi, n'ont parlé, que pour l'homme : elle ne leur attribue autre consultation, et autre vacation. Les voyla contre nous en guerre.

domitósque Herculea manu
Telluris juvenes, unde periculum
Fulgens contremuit domus
Saturni veteris.

Les voicy partisans de noz troubles, pour nous rendre la pareille de ce que tant de fois nous sommes partisans des leurs :

Neptunus muros magnóque emota tridenti
Fundamenta quatit, totámque
a sedibus urbem
Eruit : hic Juno Scæas sævissima portas
Prima tenet.

es Cauniens, pour la jalousie de la domination de leurs dieux propres, prennent armes en dos, le jour de leur devotion, et vont courant toute leur banlieue, frappant l'air par-cy par-là, à tout leurs glaives, pourchassant ainsin à outrance, et bannissant les dieux estrangers de leur territoire. Leurs puissances sont retranchées selon nostre necessité. Qui guerit les chevaux, qui les hommes, qui la peste, qui la teigne, qui la toux, qui une sorte de gale, qui une autre : adeo minimis etiam rebus prava religio inserit Deos : qui fait naistre les raisins, qui les aux : qui a la charge de la paillardise, qui de la marchandise : à chasque race d'artisans, un Dieu : qui a sa province en Orient, et son credit, qui en Ponant,

hic illius arma
Hic currus fuit.

O Sancte Apollo, qui umbilicum certum terrarum obtines !

Pallada Cecropidæ, Minoïa Creta Dianam,
Vulcanum tellus Hipsipylæa colit.
Junonem Sparte, Pelopeïadésque Micenæ,
Pinigerum Fauni Mæna
lis ora caput.
Mars Latio venerandus.

Qui n'a qu'un bourg ou une famille en sa possession : qui loge seul, qui en compagnie, ou volontaire ou necessaire.

Junctaque sunt magno templa nepotis avo.

Il en est de si chetifs et populaires, (car le nombre s'en monte jusques à trente six mille,) qu'il en faut entasser bien cinq ou six à produire un espic de bled, et en prennent leurs noms divers. Trois à une porte : celuy de l'ais, celuy du gond, celuy du seuil. Quatre à un enfant, protecteurs de son maillot, de son boire, de son manger, de son tetter. Aucuns certains, aucuns incertains et doubteux. Aucuns, qui n'entrent pas encore en Paradis.

Quos, quoniam cæli nondum dignamur honore,
Quas dedimus certe terras habitare sinamus.

Il en est de physiciens, de poëtiques, de civils. Aucuns, moyens entre la divine et humaine nature, mediateurs, entremetteurs de nous à Dieu. Adorez par certain second ordre d'adoration, et diminutif : Infinis en tiltres et offices : les uns bons, les autres mauvais. Il en est de vieux et cassez, et en est de mortels. Car Chrysippus estimoit qu'en la derniere conflagration du monde tous les dieux auroyent à finir, sauf Juppiter. L'homme forge mille plaisantes societez entre Dieu et luy. Est-il pas son compatriote ?

Jovis incunabula Creten.

Voicy l'excuse, que nous donnent, sur la consideration de ce subject, Scevola grand Pontife, et Varron grand Theologien, en leur temps : Qu'il est besoin que le peuple ignore beaucoup de choses vrayes, et en croye beaucoup de fausses. Cum veritatem, qua liberetur, inquirat : credatur ei expedire, quod fallitur.

Les yeux humains ne peuvent appercevoir les choses que par les formes de leur cognoissance. Et ne nous souvient pas quel sault print le miserable Phaëthon pour avoir voulu manier les renes des chevaux de son pere, d'une main mortelle. Nostre esprit retombe en pareille profondeur, se dissipe et se froisse de mesme, par sa temerité. Si vous demandez à la philosophie de quelle matiere est le Soleil, que vous respondra elle, sinon, de fer, et de pierre, ou autre estoffe de son usage ? S'enquiert-on à Zenon que c'est que nature ? Un feu, dit-il, artiste, propre à engendrer, procedant reglément. Archimedes maistre de cette science qui s'attribue la presseance sur toutes les autres en verité et certitude : Le Soleil, dit-il, est un Dieu de fer enflammé. Voyla pas une belle imagination produicte de l'inevitable necessité des demonstrations geometriques ? Non pourtant si inevitable et utile, que Socrates n'ayt estimé, qu'il suffisoit d'en sçavoir, jusques à pouvoir arpenter la terre qu'on donnoit et recevoit : et que Polyænus, qui en avoit esté fameux et illustre docteur, ne les ayt prises à mespris, comme pleines de fauceté, et de vanité apparente, apres qu'il eut gousté les doux fruicts des jardins poltronesques d'Epicurus, Socrates en Xenophon sur ce propos d'Anaxagoras, estimé par l'antiquité entendu au dessus de touts autres, és choses celestes et divines, dit, qu'il se troubla du cerveau, comme font tous hommes, qui perscrutent immoderément les cognoissances, qui ne sont de leur appartenance. Sur ce qu'il faisoit le Soleil une pierre ardente, il ne s'advisoit pas, qu'une pierre ne luit point au feu, et, qui pis est, qu'elle s'y consomme. En ce qu'il faisoit un, du Soleil et du feu, que le feu ne noircit pas ceux qu'il regarde : que nous regardons fixement le feu : que le feu tue les plantes et les herbes. C'est à l'advis de Socrates, et au mien aussi, le plus sagement jugé du ciel, que n'en juger point.

Platon ayant à parler des daimons au Timée : C'est entreprinse, dit-il, qui surpasse nostre portée : il en faut croire ces anciens, qui se sont dicts engendrez d'eux. C'est contre raison de refuser foy aux enfants des Dieux, encore que leur dire ne soit estably par raisons necessaires, ny vray-semblables : puis qu'ils nous respondent, de parler de choses domestiques et familieres.

Voyons si nous avons quelque peu plus de clarté en la cognoissance des choses humaines et naturelles.

N'est-ce pas une ridicule entreprinse, à celles ausquelles par nostre propre confession nostre science ne peut atteindre, leur aller forgeant un autre corps, et prestant une forme faulce de nostre invention : comme il se void au mouvement des planetes, auquel d'autant que nostre esprit ne peut arriver, ny imaginer sa naturelle conduite, nous leur prestons du nostre, des ressors materiels, lourds, et corporels :

temo aureus, aurea summæ
Curvatura rotæ, radiorum argenteus ordo.

Vous diriez que nous avons eu des cochers, des charpentiers, et des peintres, qui sont allez dresser là hault des engins à divers mouvemens, et ranger les roüages et entrelassemens des corps celestes bigarrez en couleur, autour du fuseau de la necessité, selon Platon.

Mundus domus est maxima rerum,
Quam quinque altitonæ fragmine zonæ
Cingunt, per quam limbus pictus bis sex signis,
Stellimicantibus, altus in obliquo æthere, lunæ
Bigas acceptat.

Ce sont tous songes et fanatiques folies. Que ne plaist-il un jour à nature nous ouvrir son sein, et nous faire voir au propre, les moyens et la conduicte de ses mouvements, et y preparer noz yeux ? O Dieu quels abus, quels mescomtes nous trouverions en nostre pauvre science ! Je suis trompé, si elle tient une seule chose, droictement en son poinct : et m'en partiray d'icy plus ignorant toute autre chose, que mon ignorance.

Ay-je pas veu en Platon ce divin mot, que nature n'est rien qu'une poësie ainigmatique ? Comme, peut estre, qui diroit, une peinture voilée et tenebreuse, entreluisant d'une infinie varieté de faux jours à exercer noz conjectures.

Latent ista omnia crassis occultata Et circumfusa tenebris : ut nulla acies humani ingenii tanta sit, quæ penetrare in cælum, terram intrare possit.

Et certes la philosophie n'est qu'une poësie sophistiquée : D'où tirent ces autheurs anciens toutes leur authoritez, que des poëtes ? Et les premiers furent poetes eux mesmes, et la traicterent en leur art. Platon n'est qu'un poete descousu. Toutes les sciences sur-humaines s'accoustrent du stile poetique.

Tout ainsi que les femmes employent des dents d'yvoire, où les leurs naturelles leur manquent, et au lieu de leur vray teint, en forgent un de quelque matiere estrangere : comme elles font des cuisses de drap et de feutre, et de l'embonpoinct de coton : et au veu et sçeu d'un chacun s'embellissent d'une beauté fauce et empruntée : ainsi fait la science (et nostre droict mesme a, dit-on, des fictions legitimes sur lesquelles il fonde la verité de sa justice) elle nous donne en payement et en presupposition, les choses qu'elle mesmes nous apprend estre inventées : car ces epicycles, excentriques, concentriques, dequoy l'Astrologie s'aide à conduire le bransle de ses estoilles, elle nous les donne, pour le mieux qu'elle ait sçeu inventer en ce subject : comme aussi au reste, la philosophie nous presente, non pas ce qui est, ou ce qu'elle croit, mais ce qu'elle forge ayant plus d'apparence et de gentillesse. Platon sur le discours de l'estat de nostre corps et de celuy des bestes : Que ce, que nous avons dict, soit vray, nous en asseurerions, si nous avions sur cela confirmation d'un oracle. Seulement nous asseurons, que c'est le plus vray-semblablement, que nous ayons sçeu dire.

Ce n'est pas au ciel seulement qu'elle envoye ses cordages, ses engins et ses rouës : considerons un peu ce qu'elle dit de nous mesmes et de nostre contexture. Il n'y a pas plus de retrogradation, trepidation, accession, reculement, ravissement, aux astres et corps celestes, qu'ils en ont forgé en ce pauvre petit corps humain. Vrayement ils ont eu par là, raison de l'appeller le petit monde, tant ils ont employé de pieces, et de visages à le maçonner et bastir. Pour accommoder les mouvemens qu'ils voyent en l'homme, les diverses functions et facultez que nous sentons en nous, en combien de parties ont ils divisé nostre ame ? en combien de sieges logée ? à combien d'ordres et d'estages ont-ils departy ce pauvre homme, outre les naturels et perceptibles ? et à combien d'offices et de vacations ? Ils en font une chose publique imaginaire. C'est un subject qu'ils tiennent et qu'ils manient : on leur laisse toute puissance de le descoudre, renger, rassembler, et estoffer, chacun à sa fantasie ; et si ne le possedent pas encore. Non seulement en verité, mais en songe mesmes, ils ne le peuvent regler, qu'il ne s'y trouve quelque cadence, ou quelque son, qui eschappe à leur architecture, toute enorme qu'elle est, et rapiecée de mille lopins faux et fantastiques. Et ce n'est pas raison de les excuser : Car aux peintres, quand ils peignent le ciel, la terre, les mers, les monts, les isles escartées, nous leur condonons, qu'ils nous en rapportent seulement quelque marque legere : et comme de choses ignorées, nous contentons d'un tel quel ombrage et feint. Mais quand ils nous tirent apres le naturel, ou autre subject, qui nous est familier et cognu, nous exigeons d'eux une parfaicte et exacte representation des lineaments, et des couleurs : et les mesprisons, s'ils y faillent.

Je sçay bon gré à la garce Milesienne, qui voyant le philosophe Thales s'amuser continuellement à la contemplation de la voute celeste, et tenir tousjours les yeux eslevez contre-mont, luy mit en son passage quelque chose à le faire broncher, pour l'advertir qu'il seroit temps d'amuser son pensement aux choses qui estoient dans les nues, quand il auroit pourveu à celles qui estoient à ses pieds. Elle luy conseilloit certes bien, de regarder plustost à soy qu'au ciel : Car, comme dit Democritus par la bouche de Cicero,

Quod est ante pedes, nemo spectat : cæli scrutantur plagas.

Mais nostre condition porte, que la cognoissance de ce que nous avons entre mains, est aussi esloignée de nous, et aussi bien au dessus des nuës, que celle des astres : Comme dit Socrates en Platon, qu'à quiconque se mesle de la philosophie, on peut faire le reproche que fait cette femme à Thales, qu'il ne void rien de ce qui est devant luy. Car tout philosophe ignore ce que fait son voisin : ouï et ce qu'il fait luy-mesme, et ignore ce qu'ils sont tous deux, ou bestes, ou hommes.

Ces gens icy, qui trouvent les raisons de Sebonde trop foibles, qui n'ignorent rien, qui gouvernent le monde, qui sçavent tout :

Quæ mare compescant causæ, quid temperet annum,
Stellæ sponte sua, jussæve vagentur et errent :
Quid premat obscurum Lunæ, quid proferat orbem,
Quid velit et possit rerum concordia discors ;

n'ont ils pas quelquesfois sondé parmy leurs livres, les difficultez qui se presentent, à cognoistre leur estre propre ? Nous voyons bien que le doigt se meut, et que le pied se meut, qu'aucunes parties se branslent d'elles mesmes sans nostre congé, et que d'autres nous les agitons par nostre ordonnance, que certaine apprehension engendre la rougeur, certaine autre la palleur, telle imagination agit en la rate seulement, telle autre au cerveau, l'une nous cause le rire, l'autre le pleurer, telle autre transit et estonne tous noz sens, et arreste le mouvement de noz membres, à tel object l'estomach se sousleve, à tel autre quelque partie plus basse. Mais comme une impression spirituelle, face une telle faucée dans un subject massif, et solide, et la nature de la liaison et cousture de ces admirables ressorts, jamais homme ne l'a sçeu : Omnia incerta ratione, et in naturæ majestate abdita, dit Pline ; et S. Augustin, Modus, quo corporibus adhærent spiritus, omnino mirus est, nec comprehendi ab homine potest : et hoc ipse homo est. Et si ne le met on pas pourtant en doubte : car les opinions des hommes, sont receuës à la suitte des creances anciennes, par authorité et à credit, comme si c'estoit religion et loy. On reçoit comme un jargon ce qui en est communement tenu : on reçoit cette verité, avec tout son bastiment et attelage d'argumens et de preuves, comme un corps ferme et solide, qu'on n'esbranle plus, qu'on ne juge plus. Au contraire, chacun à qui mieux mieux, va plastrant et confortant cette creance receue, de tout ce que peut sa raison, qui est un util soupple contournable, et accommodable à toute figure. Ainsi se remplit le monde et se confit en fadeze et en mensonge.

Ce qui fait qu'on ne doubte de guere de choses, c'est que les communes impressions on ne les essaye jamais ; on n'en sonde point le pied, où git la faute et la foiblesse : on ne debat que sur les branches : on ne demande pas si celà est vray, mais s'il a esté ainsin ou ainsin entendu. On ne demande pas si Galen a rien dict qui vaille : mais s'il a dict ainsin, ou autrement. Vrayement c'estoit bien raison que cette bride et contrainte de la liberté de noz jugements, et cette tyrannie de noz creances, s'estendist jusques aux escholes et aux arts. Le Dieu de la science scholastique, c'est Aristote : c'est religion de debattre de ses ordonnances, comme de celles de Lycurgus à Sparte. Sa doctrine nous sert de loy magistrale : qui est à l'advanture autant faulce que une autre. Je ne sçay pas pourquoy je n'acceptasse autant volontiers ou les idées de Platon, ou les atomes d'Epicurus, ou le plein et le vuide de Leucippus et Democritus, ou l'eau de Thales, ou l'infinité de nature d'Anaximander, ou l'air de Diogenes, ou les nombres et symmetrie de Pythagoras, ou l'infiny de Parmenides, ou l'un de Musæus, ou l'eau et le feu d'Apollodorus, ou les parties similaires d'Anaxagoras, ou la discorde et amitié d'Empedocles, ou le feu de Heraclitus, ou toute autre opinion, (de cette confusion infinie d'advis et de sentences, que produit cette belle raison humaine par sa certitude et clairvoyance, en tout ce dequoy elle se mesle) que je feroy l'opinion d'Aristote, sur ce subject des principes des choses naturelles : Lesquels principes il bastit de trois pieces, matiere, forme, et privation. Et qu'est-il plus vain que de faire l'inanité mesme, cause de la production des choses ? La privation c'est une negative : de quelle humeur en a-il peu faire la cause et origine des choses qui sont ? Cela toutesfois ne s'oseroit esbranler que pour l'exercice de la Logique. On n'y debat rien pour le mettre en doute, mais pour deffendre l'autheur de l'escole des objections estrangeres : son authorité c'est le but, au delà duquel il n'est pas permis de s'enquerir.

Il est bien aisé sur des fondemens avouez, de bastir ce qu'on veut ; car selon la loy et ordonnance de ce commencement, le reste des pieces du bastiment se conduit aisément, sans se dementir. Par cette voye nous trouvons nostre raison bien fondée, et discourons à boule-veuë : Car nos maistres præoccupent et gaignent avant main, autant de lieu en nostre creance, qu'il leur en faut pour conclurre apres ce qu'ils veulent ; à la mode des Geometriens par leurs demandes avouées : le consentement et approbation que nous leurs prestons, leur donnant dequoy nous trainer à gauche et à dextre, et nous pyrouetter à leur volonté. Quiconque est creu de ses presuppositions, il est nostre maistre et nostre Dieu : il prendra le plant de ses fondemens si ample et si aisé, que par iceux il nous pourra monter, s'il veut, jusques aux nuës. En cette pratique et negotiation de science, nous avons pris pour argent content le mot de Pythagoras, que chaque expert doit estre creu en son art. Le Dialecticien se rapporte au Grammairien de la signification des mots : le Rhetoricien emprunte du Dialecticien les lieux des arguments : le poëte, du Musicien les mesures : le Geometrien, de l'Arithmeticien les proportions : les Metaphysiciens prennent pour fondement les conjectures de la physique. Car chasque science a ses principes presupposez, par où le jugement humain est bridé de toutes parts. Si vous venez à chocquer cette barriere, en laquelle gist la principale erreur, ils ont incontinent cette sentence en la bouche ; qu'il ne faut pas debattre contre ceux qui nient les principes.

Or n'y peut-il avoir des principes aux hommes, si la divinité ne les leur a revelez : de tout le demeurant, et le commencement, et le milieu et la fin, ce n'est que songe et fumée. A ceux qui combattent par presupposition, il leur faut presupposer au contraire, le mesme axiome, dequoy on debat. Car toute presupposition humaine, et toute enunciation, a autant d'authorité que l'autre, si la raison n'en faict la difference. Ainsin il les faut toutes mettre à la balance : et premierement les generalles, et celles qui nous tyrannisent. La persuasion de la certitude, est un certain tesmoignage de folie, et d'incertitude extreme. Et n'est point de plus folles gents, ny moins philosophes, que les Philodoxes de Platon. Il faut sçavoir si le feu est chault, si la neige est blanche, s'il y a rien de dur ou de mol en nostre cognoissance.

Et quant à ces responses, dequoy il se fait des comtes anciens : comme à celuy qui mettoit en doubte la chaleur, à qui on dit qu'il se jettast dans le feu : à celuy qui nioit la froideur de la glace, qu'il s'en mist dans le sein : elles sont tres-indignes de la profession philosophique. S'ils nous eussent laissé en nostre estat naturel, recevans les apparences estrangeres selon qu'elles se presentent à nous par nos sens ; et nous eussent laissé aller apres nos appetits simples, et reglez par la condition de nostre naissance, ils auroient raison de parler ainsi : Mais c'est d'eux que nous avons appris de nous rendre juges du monde : c'est d'eux que nous tenons cette fantasie, que la raison humaine est contrerolleuse generalle de tout ce qui est au dehors et au dedans de la voute celeste, qui embrasse tout, qui peut tout : par le moyen de laquelle tout se sçait, et cognoist.

Cette response seroit bonne parmy les Canibales, qui jouyssent l'heur d'une longue vie, tranquille, et paisible, sans les preceptes d'Aristote, et sans la cognoissance du nom de la Physique. Cette response vaudroit mieux à l'adventure, et auroit plus de fermeté, que toutes celles qu'ils emprunteront de leur raison et de leur invention. De cette-cy seroient capables avec nous, tous les animaux, et tout ce, où le commandement est encor pur et simple de la loy naturelle : mais eux ils y ont renoncé. Il ne faut pas qu'ils me dient, il est vray, car vous le voyez et sentez ainsin : il faut qu'ils me dient, si ce que je pense sentir, je le sens pourtant en effect : et si je le sens, qu'ils me dient apres pourquoy je le sens, et comment, et quoy : qu'ils me dient le nom, l'origine, les tenans et aboutissans de la chaleur, du froid ; les qualitez de celuy qui agit, et de celuy qui souffre : ou qu'ils me quittent leur profession, qui est de ne recevoir ny approuver rien, que par la voye de la raison : c'est leur touche à toutes sortes d'Essais. Mais certes c'est une touche pleine de fauceté, d'erreur, de foiblesse, et deffaillance.

Par où la voulons nous mieux esprouver, que par elle mesme ? S'il ne la faut croire parlant de soy, à peine sera elle propre à juger des choses estrangeres : si elle cognoist quelque chose, aumoins sera-ce son estre et son domicile. Elle est en l'ame, et partie, ou effect d'icelle : Car la vraye raison et essentielle, de qui nous desrobons le nom à fauces enseignes, elle loge dans le sein de Dieu, c'est là son giste et sa retraite, c'est de là où elle part, quand il plaist à Dieu nous en faire voir quelque rayon : comme Pallas saillit de la teste de son pere, pour se communiquer au monde.

Or voyons ce que l'humaine raison nous a appris de soy et de l'ame : non de l'ame en general, de laquelle quasi toute la Philosophie rend les corps celestes et les premiers corps participants : ny de celle que Thales attribuoit aux choses mesmes, qu'on tient inanimées, convié par la consideration de l'aimant : mais de celle qui nous appartient, que nous devons mieux cognoistre.

Ignoratur enim quæ sit natura animaï,
Nata sit, an contrà nascentibus insinuetur,
Et simul intereat nobiscum morte dirempta,
An tenebras orci visat, vastásque lacunas,
An pecudes alias divinitus insinuet se.

A Crates et Dicæarchus, qu'il n'y en avoit du tout point, mais que le corps s'esbranloit ainsi d'un mouvement naturel : à Platon, que c'estoit une substance se mouvant de soy-mesme : à Thales, une nature sans repos : à Asclepiades, une exercitation des sens : à Hesiodus et Anaximander, chose composée de terre et d'eau : à Parmenides, de terre et de feu : à Empedocles, de sang :

Sanguineam vomit ille animam ;

à Possidonius, Cleanthes et Galen, une chaleur ou complexion chaleureuse,

Igneus est ollis vigor, et coelestis origo ;

à Hippocrates, un esprit espandu par le corps : à Varro, un air receu par la bouche, eschauffé au poulmon, attrempé au coeur, et espandu par tout le corps : à Zeno, la quint'-essence des quatre elemens : à Heraclides Ponticus, la lumiere : à Xenocrates, et aux Ægyptiens, un nombre mobile : aux Chaldées, une vertu sans forme determinée.

habitum quendam vitalem corporis esse,
Harmoniam Græci quam dicunt.

N'oublions pas Aristote, ce qui naturellement fait mouvoir le corps, qu'il nomme entelechie : d'une autant froide invention que nulle autre : car il ne parle ny de l'essence, ny de l'origine, ny de la nature de l'ame, mais en remerque seulement l'effect. Lactance, Seneque, et la meilleure part entre les dogmatistes, ont confessé que c'estoit chose qu'ils n'entendoient pas. Et apres tout ce denombrement d'opinions : Harum sententiarum quæ vera sit, Deus aliquis viderit, dit Cicero. Je connoy par moy, dit S. Bernard, combien Dieu est incomprehensible, puis que les pieces de mon estre propre, je ne les puis comprendre. Heraclitus, qui tenoit, tout estre plein d'ames et de daimons, maintenoit pourtant, qu'on ne pouvoit aller tant avant vers la cognoissance de l'ame, qu'on y peust arriver, si profonde estre son essence.

Il n'y a pas moins de dissension, ny de debat à la loger. Hippocrates et Hierophilus la mettent au ventricule du cerveau : Democritus et Aristote, par tout le corps :

Ut bona sæpe valetudo cum dicitur esse
Corporis, Et non est tamen hæc pars ulla valentis.

Epicurus, en l'estomach :

Hic exultat enim pavor ac metus, hæc loca circùm
Lætitiæ mulcent.

Les Stoïciens, autour et dedans le coeur : Erasistratus, joignant la membrane de l'Epicrane : Empedocles, au sang : comme aussi Moyse, qui fut la cause pourquoy il defendit de manger le sang des bestes, auquel leur ame est jointe : Galen a pensé que chaque partie du corps ait son ame : Strato l'a logée entre les deux sourcils : Qua facie quidem sit animus, aut ubi habitet, ne quærendum quidem est : dit Cicero. Je laisse volontiers à cet homme ses mots propres : Iroy-je à l'eloquence alterer son parler ? Joint qu'il y a peu d'acquest à desrober la matiere de ses inventions. Elles sont et peu frequentes, et peu roides, et peu ignorées ? Mais la raison pourquoy Chrysippus l'argumente autour du coeur, comme les autres de sa secte, n'est pas pour estre oubliée : C'est par ce, dit-il, que quand nous voulons asseurer quelque chose, nous mettons la main sur l'estomach : et quand nous voulons prononcer, grec , qui signifie moy, nous baissons vers l'estomach la machouëre d'embas. Ce lieu ne se doit passer, sans remerquer la vanité d'un si grand personnage : Car outre ce que ces considerations sont d'elles mesmes infiniment legeres, la derniere ne preuve qu'aux Grecs, qu'ils ayent l'ame en cet endroit là. Il n'est jugement humain, si tendu, qui ne sommeille par fois.

Que craignons nous à dire ? Voyla les Stoïciens peres de l'humaine prudence, qui trouvent, que l'ame d'un homme accablé sous une ruine, traine et ahanne long temps à sortir, ne se pouvant desmesler de la charge, comme une sourix prinse à la trapelle.

Aucuns tiennent, que le monde fut faict pour donner corps par punition, aux esprits decheus par leur faute, de la pureté en quoy ils avoyent esté creés : la premiere creation n'ayant esté qu'incorporelle : Et que selon qu'ils se sont plus ou moins esloignez de leur spiritualité, on les incorpore plus et moins alaigrement ou lourdement. De là vient la varieté de tant de matiere creée. Mais l'esprit, qui fut pour sa peine investi du corps du Soleil, devoit avoir une mesure d'alteration bien rare et particuliere. Les extremitez de nostre perquisition tombent toutes en esblouyssement. Comme dit Plutarque de la teste des histoires, qu'à la mode des chartes, l'orée des terres cognuës est saisie de marests, forests profondes, deserts et lieux inhabitables. Voyla pourquoy les plus grossieres et pueriles ravasseries, se trouvent plus en ceux qui traittent les choses plus hautes, et plus avant : s'abysmants en leur curiosité et presomption. La fin et le commencement de science, se tiennent en pareille bestise. Voyez prendre à mont l'essor à Platon en ses nuages poëtiques : Voyez chez luy le jargon des Dieux. Mais à quoy songeoit-il, quand il definit l'homme, un animal à deux pieds, sans plume : fournissant à ceux qui avoyent envie de se moquer de luy, une plaisante occasion ? car ayans plumé un chapon vif, ils alloyent le nommant, l'homme de Platon.

Et quoy les Epicuriens, de qu'elle simplicité estoyent ils allez premierement imaginer, que leurs atomes, qu'ils disoyent estre des corps ayants quelque pesanteur, et un mouvement naturel contre bas, eussent basti le monde : jusques à ce qu'ils fussent avisez par leurs adversaires, que par ceste description, il n'estoit pas possible qu'ils se joignissent et se prinsent l'un à l'autre, leur cheute estant ainsi droite et perpendiculaire, et engendrant par tout des lignes paralleles ? Parquoy il fut force, qu'ils y adjoustassent depuis un mouvement de costé, fortuite : et qu'ils fournissent encore à leurs atomes, des queuës courbes et crochuës, pour les rendre aptes à s'attacher et se coudre.

Et lors mesme, ceux qui les poursuyvent de ceste autre consideration, les mettent il pas en peine ? Si les Atomes ont par sort formé tant de sortes de figures, pourquoy ne se sont ils jamais rencontrez à faire une maison et un soulier ? Pourquoy de mesme ne croid on, qu'un nombre infini de lettres Grecques versées emmy la place, seroyent pour arriver à la contexture de l'Iliade ? Ce qui est capable de raison, dit Zenon, est meilleur, que ce qui n'en est point capable : Il n'est rien meilleur que le monde : Il est donc capable de raison. Cotta par ceste mesme argumentation fait le monde mathematicien : Et le fait musicien et organiste, par ceste autre argumentation aussi de Zenon : Le tout est plus que la partie : Nous sommes capables de sagesse, et sommes parties du monde : Il est donc sage.

Il se void infinis pareils exemples, non d'argumens faux seulement, mais ineptes, ne se tenans point, et accusans leurs autheurs non tant d'ignorance que d'imprudence, és reproches que les philosophes se font les uns aux autres sur les dissentions de leurs opinions, et de leurs sectes. Qui fagoteroit suffisamment un amas des asneries de l'humaine sapience, il diroit merveilles.

J'en assemble volontiers, comme une montre, par quelque biais non moins utile que les instructions plus moderees. Jugeons par là ce que nous avons à estimer de l'homme, de son sens et de sa raison, puis qu'en ces grands personnages, et qui ont porté si haut l'humaine suffisance, il s'y trouve des deffauts si apparens et si grossiers. Moy j'aime mieux croire qu'ils ont traitté la science casuelement ainsi, qu'un jouët à toutes mains, et se sont esbatus de la raison, comme d'un instrument vain et frivole, mettans en avant toutes sortes d'inventions et de fantasies tantost plus tenduës, tantost plus lasches. Ce mesme Platon, qui definit l'homme comme une poulle, dit ailleurs apres Socrates, qu'il ne sçait à la verité que c'est que l'homme, et que c'est l'une des pieces du monde d'autant difficile cognoissance. Par ceste varieté et instabilité d'opinions, ils nous menent comme par la main tacitement à ceste resolution de leur irresolution. Ils font profession de ne presenter pas tousjours leur avis à visage descouvert et apparent : ils l'ont caché tantost soubs des umbrages fabuleux de la Poësie, tantost soubs quelque autre masque : Car nostre imperfection porte encores cela, que la viande crue n'est pas tousjours propre à nostre estomach : il la faut assecher, alterer et corrompre : Ils font de mesmes : ils obscurcissent par fois leurs naïfves opinions et jugemens, et les falsifient pour s'accommoder à l'usage publique. Ils ne veulent pas faire profession expresse d'ignorance, et de l'imbecillité de la raison humaine, pour ne faire peur aux enfans : Mais ils nous la descouvrent assez soubs l'apparence d'une science trouble et inconstante.

Je conseillois en Italie à quelqu'un qui estoit en peine de parler Italien, que pourveu qu'il ne cherchast qu'à se faire entendre, sans y vouloir autrement exceller, qu'il employast seulement les premiers mots qui luy viendroyent à la bouche, Latins, François, Espagnols, ou Gascons, et qu'en y adjoustant la terminaison Italienne, il ne faudroit jamais à rencontrer quelque idiome du pays, ou Thoscan, ou Romain, ou Venetien, ou Piemontois, ou Napolitain, et de se joindre à quelqu'une de tant de formes. Je dis de mesme de la Philosophie : elle a tant de visages et de varieté, et a tant dict, que tous nos songes et resveries s'y trouvent. L'humaine phantasie ne peut rien concevoir en bien et en mal qui n'y soit : Nihil tam absurde dici potest, quod non dicatur ab aliquo philosophorum. Et j'en laisse plus librement aller mes caprices en public : d'autant que bien qu'ils soyent nez chez moy, et sans patron, je sçay qu'ils trouveront leur relation à quelque humeur ancienne, et ne faudra quelqu'un de dire : Voyla d'où il le print.

Mes moeurs sont naturelles : je n'ay point appellé à les bastir, le secours d'aucune discipline : Mais toutes imbecilles qu'elles sont, quand l'envie m'a prins de les reciter, et que pour les faire sortir en publiq, un peu plus decemment, je me suis mis en devoir de les assister, et de discours, et d'exemples : ç'a esté merveille à moy mesme, de les rencontrer par cas d'adventure, conformes à tant d'exemples et discours philosophiques. De quel regiment estoit ma vie, je ne l'ay appris qu'apres qu'elle est exploittée et employée.

Nouvelle figure : Un philosophe impremedité et fortuit.

Pour revenir à nostre ame, ce que Platon a mis la raison au cerveau, l'ire au coeur, et la cupidité au foye, il est vray-semblable que ç'a esté plustost une interpretation des mouvemens de l'ame, qu'une division, et separation qu'il en ayt voulu faire, comme d'un corps en plusieurs membres. Et la plus vray-semblable de leurs opinions est, que c'est tousjours une ame, qui par sa faculté ratiocine, se souvient, comprend, juge, desire et exerce toutes ses autres operations par divers instrumens du corps, comme le nocher gouverne son navire selon l'experience qu'il en a, ores tendant ou laschant une corde, ores haussant l'antenne, ou remuant l'aviron, par une seule puissance conduisant divers effets : Et qu'elle loge au cerveau : ce qui appert de ce que les blessures et accidens qui touchent ceste partie, offensent incontinent les facultez de l'ame : de là il n'est pas inconvenient qu'elle s'escoule par le reste du corps :

medium non deserit unquam
Coeli Phoebus iter : radiis tamen omnia lustrat.

comme le soleil espand du ciel en hors sa lumiere et ses puissances, et en remplit le monde.

Cætera pars animæ per totum dissita corpus
Paret, Et ad numen ment
is moménque movetur.

[ fin de la deuxième partie ]


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