avant table apres     DIDEROT - Les Bijoux indiscrets


CHAPITRE XLII
LES SONGES.

Seigneur, dit la favorite à Bloculocus, il faut encore que vous me rendiez un service. Il m'est passé la nuit dernière par la tête une foule d'extravagances. C'est un songe ; mais Dieu sait quel songe ! et l'on m'a assuré que vous étiez le premier homme du Congo pour déchiffrer les songes. Dites-moi donc vite ce que signifie celui-ci ; et tout de suite , elle lui conta le sien.

­ Madame, lui répondit Bloculocus, je suis assez médiocre onéiro-critique...

­ Ah ! sauvez-moi, s'il vous plaît, les termes de l'art, s'écria la favorite : laissez là la science, et parlez-moi raison.

­ Madame, lui dit Bloculocus, vous allez être satisfaite : j'ai sur les songes quelques idées singulières ; c'est à cela seul que je dois peut-être l'honneur de vous entretenir, et l'épithète de songe-creux : je vais vous les exposer le plus clairement qu'il me sera possible.

­ Vous n'ignorez pas, madame, continua-t-il, ce que le gros des philosophes, avec le reste des hommes, débite là-dessus. Les objets, disent-ils, qui nous ont vivement frappés le jour occupent notre âme pendant la nuit ; les traces qu'ils ont imprimées, durant la veille, dans les fibres de notre cerveau, subsistent ; les esprits animaux, habitués à se porter dans certains endroits, suivent une route qui leur est familière ; et de là naissent ces représentations involontaires qui nous affligent ou qui nous réjouissent. Dans ce système, il semblerait qu'un amant heureux devrait toujours être bien servi par ses rêves ; cependant il arrive souvent qu'une personne qui ne lui est pas inhumaine quand il veille, le traite en dormant comme un nègre, ou qu'au lieu de posséder une femme charmante, il ne rencontre dans ses bras qu'un petit monstre contrefait.

­ Voilà précisément mon aventure de la nuit dernière, interrompit Mangogul ; car je rêve presque toutes les nuits ; c'est une maladie de famille : et nous rêvons tous de père en fils, depuis le sultan Togrul qui rêvait en 743,500,000,002, et qui commença. Or donc, la nuit dernière, je vous voyais, madame, dit-il à Mirzoza. C'était votre peau, vos bras, votre gorge, votre col, vos épaules, ces chairs fermes, cette taille légère, cet embonpoint incomparable, vous-même enfin ; à cela près qu'au lieu de ce visage charmant, de cette tête adorable que je cherchais, je me trouvai nez à nez avec le museau d'un doguin.

« Je fis un cri horrible ; Kotluk, mon chambellan, accourut et me demanda ce que j'avais « Mirzoza, lui répondis-je à moitié endormi, vient d'éprouver la métamorphose la plus hideuse ; elle est devenue danoise, » Kotluk ne jugea pas à propos de me réveiller ; il se retira, et je me rendormis ; mais je puis vous assurer que je vous reconnus à merveille, vous, votre corps et la tête du chien. Bloculocus m'expliquera-t-il ce phénomène ?

­ Je n'en désespère pas, répondit Bloculocus, pourvu que Votre Hautesse convienne avec moi d'un principe fort simple : c'est que tous les êtres ont une infinité de rapports les uns avec les autres par les qualités qui leur sont communes ; et que c'est un certain assemblage de qualités qui les caractérise et qui les distingue.

­ Cela est clair, répliqua Mirzoza ; Ipsifile a des pieds, des mains, une bouche, comme une femme d'esprit...

­ Et Pharasmane, ajouta Mangogul, porte son épée comme un homme de coeur.

­ Si l'on n'est pas suffisamment instruit des qualités dont l'assemblage caractérise telle ou telle espèce, ou si l'on juge précipitamment que cet assemblage convient ou ne convient pas à tel ou tel individu, on s'expose à prendre du cuivre pour de l'or, un strass pour un brillant, un calculateur pour un géomètre, un phrasier pour un bel esprit, Criton pour un honnête homme, et Phédime pour une jolie femme, ajouta la sultane.

­ Eh bien, madame, savez-vous ce que l'on pourrait dire, reprit Bloculocus, de ceux qui portent ces jugements ?

­ Qu'ils rêvent tout éveillés, répondit Mirzoza.

­ Fort bien, madame, continua Bloculocus ; et rien n'est plus philosophique ni plus exact en mille rencontres que cette expression familière : je crois que vous rêvez ; car rien n'est plus commun que des hommes qui s'imaginent raisonner, et qui ne font que rêver les yeux ouverts.

­ C'est bien de ceux-là, interrompit la favorite, qu'on peut dire, à la lettre, que toute la vie n'est qu'un songe.

­ Je ne peux trop m'étonner, madame, reprit Bloculocus, de la facilité avec laquelle vous saisissez des notions assez abstraites. Nos rêves ne sont que des jugements précipités qui se succèdent avec une rapidité incroyable, et qui, rapprochant des objets qui ne se tiennent que par des qualités fort éloignées, en composent un tout bizarre.

­ Oh ! que je vous entends bien, dit Mirzoza ; et c'est un ouvrage en marqueterie, dont les pièces rapportées sont plus ou moins nombreuses, plus ou moins régulièrement placées, selon qu'on a l'esprit plus vif, l'imagination plus rapide et la mémoire plus fidèle : ne serait-ce pas même en cela que consisterait la folie ? et lorsqu'un habitant des Petites-Maisons s'écrie qu'il voit des éclairs, qu'il entend gronder le tonnerre, et que des précipices s'entrouvrent sous ses pieds ; ou qu'Ariadné, placée devant son miroir, se sourit à elle-même, se trouve les yeux vifs, le teint charmant, les dents belles et la bouche petite, ne serait-ce pas que ces deux cervelles dérangées, trompées par des rapports fort éloignés, regardent des objets imaginaires comme présents et réels ?

­ Vous y êtes, madame ; oui, si l'on examine bien les fous, dit Bloculocus, on sera convaincu que leur état n'est qu'un rêve continu.

­ J'ai, dit Sélim en s'adressant à Bloculocus, par devers moi quelque faits auxquels vos idées s'appliquent à merveille : ce qui me détermine à les adopter. Je rêvai une fois que j'entendais des hennissements, et que je voyais sortir de la grande mosquée deux files parallèles d'animaux singuliers ; ils marchaient gravement sur leurs pieds de derrière ; le capuchon, dont leurs museaux étaient affublés, percé de deux trous, laissait sortir deux longues oreilles mobiles et velues ; et des manches fort longues leur enveloppaient les pieds de devant. Je me tourmentais beaucoup dans le temps pour trouver quelque sens à cette vision ; mais je me rappelle aujourd'hui que j'avais été la veille à Montmartre.

« Une autre fois que nous étions en campagne, commandés par le grand sultan Erguebzed en personne, et que, harassé d'une marche forcée, je dormais dans ma tente, il me sembla que j'avais à solliciter au divan la conclusion d'une affaire importante ; j'allai me présenter au conseil de la régence ; mais jugez combien je dus être étonné : je trouvai la salle pleine de râteliers, d'auges, de mangeoires et de cages à poulets ; et je ne vis dans le fauteuil du grand sénéchal qu'un boeuf qui ruminait ; à la place du séraskier, qu'un mouton de Barbarie ; sur le banc du teftardar, qu'un aigle à bec crochu et à longues serres ; au lieu du kiaia et du cadilesker, que deux gros hiboux en fourrures ; et pour vizirs, que des oies avec des queues de paon : je présentai ma requête, et j'entendis à l'instant un tintamarre désespéré qui me réveilla.

­ Voilà-t-il pas un rêve bien difficile à déchiffrer ? dit Mangogul ; vous aviez alors une affaire au divan, et vous fîtes, avant que de vous y rendre, un tour à la ménagerie ; mais moi, seigneur Bloculocus, vous ne me dites rien de ma tête de chien.

­ Prince, répondit Bloculocus, il y a cent à parier contre un que madame avait, ou que vous aviez aperçu à quelque autre une palatine de queues de martre, et que les danois vous frappèrent la première fois que vous en vîtes : il y a là dix fois plus de rapports qu'il n'en fallait pour exercer votre âme pendant la nuit ; la ressemblance de la couleur vous fit substituer une crinière à une palatine, et tout de suite vous plantâtes une vilaine tête de chien à la place d'une très belle tête de femme.

­ Vos idées me paraissent justes, répondit Mangogul ; que ne les mettez-vous au jour ? elles pourraient contribuer au progrès de la divination par les songes, science importante qu'on cultivait beaucoup il y a deux mille ans, et qu'on a trop négligée depuis. Un autre avantage de votre système, c'est qu'il ne manquerait pas de répandre des lumières sur plusieurs ouvrages tant anciens que modernes, qui ne sont qu'un tissu de rêveries, comme le Traité des idées de Platon, les Fragments d'Hermès-Trismégiste, les Paradoxes littéraires du père H..., le Newton, l'Optique des couleurs, et la Mathématique universelle d'un certain brahmine ; par exemple, ne nous diriez-vous pas, monsieur le devin, ce qu'Orcotome avait vu pendant le jour quand il rêva son hypothèse ? Ce que le père C... avait rêvé quand il se mit à fabriquer son orgue des couleurs ? et quel avait été le songe de Cléobule, quand il composa sa tragédie ?

­ Avec un peu de méditation j'y parviendrais, seigneur, répondit Bloculocus ; mais je réserve ces phénomènes délicats pour le temps où je donnerai au public ma traduction de Philoxéne, dont je supplie Votre Hautesse de m'accorder le privilège.

­ Très volontiers, dit Mangogul ; mais qu'est-ce que ce Philoxène ?

­ Prince, reprit Bloculocus, c'est un auteur grec qui a très bien entendu la matière des songes.

­ Vous savez donc le grec ?...

­ Moi, seigneur, point du tout.

­ Ne m'avez-vous pas dit que vous traduisiez Philoxène, et qu'il avait écrit en grec ?

­ Oui, seigneur ; mais il n'est pas nécessaire d'entendre une langue pour la traduire, puisque l'on ne traduit que pour des gens qui ne l'entendent point.

­ Cela est merveilleux, dit le sultan ; seigneur Bloculocus, traduisez donc le grec sans le savoir ; je vous donne ma parole que je n'en dirai mot à personne, et que je ne vous en honorerai pas moins singulièrement. »


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