avant table apres     DIDEROT - Les Bijoux indiscrets


CHAPITRE XXXIX
DIX-HUITIÈME ET DIX-NEUVIÈME ESSAIS DE L'ANNEAU.
SPHÉROÏDE L'APLATIE ET GIRGIRO L'ENTORTILLÉ.
ATTRAPE QUI POURRA.

Cela est singulier, continua la favorite : jusqu'à présent j'avais imaginé que si l'on avait quelques reproches à faire aux bijoux, c'était d'avoir parlé très clairement.

­ Oh ! parbleu, madame, répondit Mangogul, ces deux-ci n'en sont pas ; et les entendra qui pourra.

« Vous connaissez cette petite femme toute ronde, dont la tête est enfoncée dans les épaules, à qui l'on aperçoit à peine des bras, qui a les jambes si courtes et le ventre si dévalé qu'on la prendrait pour un magot ou pour un gros embryon mal développé, qu'on a surnommée Sphéroïde l'aplatie, qui s'est mis en tête que Brahma l'appelait à l'étude de la géométrie, parce qu'elle en a reçu la figure d'un globe ; et qui conséquemment aurait pu se déterminer pour l'artillerie ; car de la façon dont elle est tournée, elle a dû sortir du sein de la nature comme un boulet de la bouche d'un canon.

« J'ai voulu savoir des nouvelles de son bijou, et je l'ai questionné ; mais ce vorticose s'est expliqué en termes d'une géométrie si profonde, que je ne l'ai point entendu, et que peut-être ne s'entendait-il pas lui-même. Ce n'était que lignes droites, surfaces concaves, quantités données, longueur, largeur, profondeur, solides, forces vives, forces mortes, cône, cylindre, sections coniques, courbes, courbes élastiques, courbe rentrant en elle-même, avec son point conjugué...

­ Que Votre Hautesse me fasse grâce du reste ! s'écria douloureusement la favorite. Vous avez une cruelle mémoire. Cela est à périr. J'en aurai, je crois, la migraine plus de huit jours. Par hasard, l'autre serait-il aussi réjouissant ?

­ Vous allez en juger, répondit Mangogul. De par l'orteil de Brahma, j'ai fait un prodige ; j'ai retenu son amphigouri mot pour mot, bien qu'il soit tellement dénué de sens et de clarté, que si vous m'en donniez une fine et critique exposition, vous me feriez, madame, un présent gracieux.

­ Comment avez-vous dit, prince ? s'écria Mirzoza ; je veux mourir si vous n'avez dérobé cette phrase à quelqu'un.

­ Je ne sais comment cela s'est fait, répondit Mangogul ; car ces deux bijoux sont aujourd'hui les seules personnes à qui j'aie donné audience. Le dernier sur qui j'ai tourné mon anneau, après avoir gardé le silence un moment, a dit, comme s'il se fût adressé à une assemblée :

« MESSIEURS,

« Je me dispenserai de chercher, au mépris de ma propre raison, un modèle de penser et de m'exprimer. Si toutefois j'avance quelque chose de neuf, ce ne sera point affectation ; le sujet me l'aura fourni : si je répète ce qui aura été dit ; je l'aurai pensé comme les autres.

Que l'ironie ne vienne point tourner en ridicule ce début, et m'accuser de n'avoir rien lu, ou d'avoir lu en pure perte ; un bijou comme moi n'est fait ni pour lire, ni pour profiter de ses lectures, ni pour pressentir une objection, ni pour y répondre.

Je ne me refuserai point aux réflexions et aux ornements proportionnés à mon sujet, d'autant plus qu'à cet égard il est d'une extrême modestie, n'en permettant ni la quantité ni l'éclat ; mais j'éviterai de descendre dans ces petits et menus détails qui sont le partage d'un orateur stérile ; je serais au désespoir d'être soupçonné de ce défaut.

Après vous avoir instruits, messieurs, de ce que vous devez attendre de mes découvertes et de mon élocution, quelques coups de pinceau suffiront pour vous esquisser mon caractère.

Il y a, vous le savez tous, messieurs, comme moi, deux sortes de bijoux : des bijoux orgueilleux, et des bijoux modestes ; les premiers veulent primer et tenir partout le haut bout ; les seconds, au contraire, affectent de se prêter, et se présentent d'un air soumis. Cette double intention se manifeste dans les projets de l'exécution, et les détermine les uns et les autres à agir selon le génie qui les guide.

Je crus, par attachement aux préjugés de la première éducation, que je m'ouvrirais une carrière plus sûre, plus facile et plus gracieuse, si je préférais le rôle de l'humilité à celui de l'orgueil, et je m'offris avec une pudeur enfantine et des supplications engageantes à tous ceux que j'eus le bonheur de rencontrer.

Mais que les temps sont malheureux ! après dix fois plus de mais, de si et de comme qu'il n'en fallait pour impatienter le plus désoeuvré de tous les bijoux, on accepta mes services. Hélas ! ce ne fut pas longtemps : mon premier possesseur, se livrant à l'éclat flatteur d'une conquête nouvelle, me délaissa, et je retombai dans le désoeuvrement.

Je venais de perdre un trésor, et je ne me flattais point que la fortune m'en dédommagerait ; en effet, la place vacante fut occupée, mais non remplie, par un sexagénaire en qui la bonne volonté manquait moins que le moyen.

Il travailla de toutes ses forces à m'ôter la mémoire de mon état passé. Il eut pour moi toutes ces manières reconnues pour polies et concurrentes dans la carrière que je suivais ; mais ses efforts ne prévinrent point mes regrets.

Si l'industrie, qui n'a jamais, dit-on, resté court, lui fit trouver dans les trésors de la faculté naturelle quelque adoucissement à ma peine, cette compensation me parut insuffisante, en dépit de mon imagination, qui se fatiguait vainement à chercher des rapports nouveaux, et même à en supposer d'imaginaires.

Tel est l'avantage de la primauté, qu'elle saisit l'idée et fait barrière à tout ce qui veut ensuite se présenter sous d'autres formes ; et telle est, le dirai-je à notre honte ? la nature ingrate des bijoux, que devant eux la bonne volonté n'est jamais réputée pour le fait.

La remarque me parait si naturelle, que, sans en être redevable à personne, je ne pense pas être le seul à qui elle soit venue ; mais si quelqu'un avant moi en a été touché, du moins je suis, messieurs, le premier qui entreprends, par sa manifestation, d'en faire valoir le mérite à vos yeux.

Je n'ai garde de savoir mauvais gré à ceux qui ont élevé la voix jusqu'ici, d'avoir manqué ce trait, mon amour-propre se trouvant trop satisfait de pouvoir, après un si grand nombre d'orateurs, présenter mon observation comme quelque chose de neuf... »

­ Ah ! prince, s'écria vivement Mirzoza, il me semble que j'entends le chyromant de la Manimonbanda : adressez-vous à cet homme, et vous aurez l'interprétation fine et critique dont vous attendriez inutilement de tout autre le présent gracieux. »

L'auteur africain dit que Mangogul sourit et continua ; mais je n'ai garde, ajoute-t-il, de rapporter le reste de son discours. Si ce commencement n'a pas autant amusé que les premières pages de la fée Taupe, la suite serait plus ennuyeuse que les dernières de la fée Moustache.


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