Il y eut un temps, comme on voit, que les femmes, craignant que leurs bijoux ne parlassent, étaient suffoquées, se mouraient : mais il en vint un autre, qu'elles se mirent au-dessus de cette frayeur, se défirent des muselières et n'eurent plus que des vapeurs.
La favorite avait, entre ses complaisantes, une fille singulière. Son humeur était charmante, quoique inégale. Elle changeait de visage dix fois par jour ; mais quel que fût celui qu'elle prît, il plaisait. Unique dans sa mélancolie, ainsi que dans sa gaieté, il lui échappait, dans ses moments les plus extravagants, des propos d'un sens exquis ; et il lui venait, dans les accès de sa tristesse, des extravagances très réjouissantes.
Mirzoza s'était si bien faite à Callirhoé, c'était le nom de cette jeune folle, qu'elle ne pouvait presque s'en passer. Une fois que le sultan se plaignait à la favorite de je ne sais quoi d'inquiet et de froid qu'il lui remarquait :
« Prince, lui dit-elle, embarrassée de ses reproches, sans mes trois bêtes, mon serin, ma chartreuse et Callirhoé, je ne vaux rien ; et vous voyez bien que la dernière me manque...
Et pourquoi n'est-elle pas ici ? lui demanda Mangogul.
Je ne sais, répondit Mirzoza ; mais il y a quelques mois qu'elle m'annonça que, si Mazul faisait la campagne, elle ne pourrait se dispenser d'avoir des vapeurs ; et Mazul partit hier...
Passe encore pour celle-là, répliqua le sultan. Voilà ce qui s'appelle des vapeurs bien fondées. Mais vis-à-vis de quoi s'avisent d'en avoir cent autres, dont les maris sont tout jeunes, et qui ne se laissent pas manquer d'amants ?
Prince, répondit un courtisan, c'est une maladie à la mode. C'est un air à une femme que d'avoir des vapeurs. Sans amants et sans vapeurs, on n'a aucun usage du monde ; et il n'y a pas une bourgeoise à Banza qui ne s'en donne. »
Mangogul sourit et se détermina sur-le-champ à visiter quelques-unes de ces vaporeuses. Il alla droit chez Salica. Il la trouva couchée, la gorge découverte, les yeux allumés, la tête échevelée, et à son chevet le petit médecin bègue et bossu Farfadi, qui lui faisait des contes. Cependant elle allongeait un bras, puis un autre, bâillait, soupirait, se portait la main sur le front et s'écriait douloureusement : « Ahi... Je n'en puis plus... Ouvrez les fenêtres... Donnez-moi de l'air... Je n'en puis plus ; je me meurs... »
Mangogul prit le moment que ses femmes troublées aidaient Farfadi à alléger ses couvertures, pour tourner sa bague sur elle ; et l'on entendit à l'instant : « Ôh ! que je m'ennuie de ce train ! Voilà-t-il pas que madame s'est mis en tête d'avoir des vapeurs ! Cela durera la huitaine ; et je veux mourir si je sais à propos de quoi : car après les efforts de Farfadi pour déraciner ce mal, il me semble qu'il a tort de persister. »
« Bon, dit le sultan en retournant sa bague, j'entends. Celle-ci a des vapeurs en faveur de son médecin. Voyons ailleurs. »
Il passa de l'hôtel de Salica dans celui d'Arsinoé, qui n'en est pas éloigné. Il entendit, dès l'entrée de son appartement, de grands éclats de rire et s'avança, comptant la trouver en compagnie : cependant elle était seule ; et Mangogul n'en fut pas trop surpris. « Une femme se donnant des vapeurs, elle se les donne apparemment, dit-il, tristes ou gaies, selon qu'il est à propos. »
Il tourna sa bague sur elle, et sur-le-champ son bijou se mit à rire à gorge déployée. Il passa brusquement de ses ris immodérés à des lamentations ridicules sur l'absence de Narcès, à qui il conseillait en bon ami de hâter son retour, et continua sur nouveaux frais à sangloter, pleurer, gémir, soupirer, se désespérer, comme s'il eût enterré tous les siens.
Le sultan se contenant à peine d'éclater d'une affliction si bizarre, retourna sa bague et partit, laissant Arsinoé et son bijou se lamenter tout à leur aise et concluant en lui-même la fausseté du proverbe.