avant table apres     DIDEROT - Les Bijoux indiscrets


CHAPITRE XVI
VISION DE MANGOGUL.

Ce fut au milieu du caquet des bijoux qu'il s'éleva un autre trouble dans l'empire ; ce trouble fut causé par l'usage du penum, ou du petit morceau de drap qu'on appliquait aux moribonds. L'ancien rite ordonnait de le placer sur la bouche. Des réformateurs prétendirent qu'il fallait le mettre au derrière. Les esprits s'étaient échauffés. On était sur le point d'en venir aux mains, lorsque le sultan, auquel les deux partis en avaient appelé, permit, en sa présence, un colloque entre les plus savants de leurs chefs. L'affaire fut profondément discutée. On allégua la tradition, les livres sacrés et leurs commentateurs. Il y avait de grandes raisons et de puissantes autorités des deux côtés. Mangogul, perplexe, renvoya l'affaire à huitaine. Ce terme expiré, les sectaires et leurs antagonistes reparurent à son audience.

LE SULTAN.

Pontifes, et vous prêtres, asseyez-vous, leur dit-il. Pénétré de l'importance du point de discipline qui vous divise, depuis la conférence qui s'est tenue au pied de notre trône, nous n'avons cessé d'implorer les lumières d'en haut. La nuit dernière, à l'heure à laquelle Brahma se plaît à se communiquer aux hommes qu'il chérit, nous avons eu une vision ; il nous a semblé entendre l'entretien de deux graves personnages, dont l'un croyait avoir deux nez au milieu du visage, et l'autre deux trous au cul ; et voici ce qu'ils se disaient. Ce fut le personnage aux deux nez qui parla le premier.

« Porter à tout moment la main à son derrière, voilà un tic bien ridicule...

­ Il est vrai...

­ Ne pourriez-vous pas vous en défaire ?...

­ Pas plus que vous de vos deux nez...

­ Mais mes deux nez sont réels ; je les vois, je les touche ; et plus je les vois et les touche, plus je suis convaincu que je les ai, au lieu que depuis dix ans que vous vous tâtez et que vous vous trouvez le cul comme un autre, vous auriez dû vous guérir de votre folie...

­ Ma folie ! Allez, l'homme aux deux nez ; c'est vous qui êtes fou.

­ Point de querelle. Passons, passons : je vous ai dit comment mes deux nez m'étaient venus. Racontez-moi l'histoire de vos deux trous, si vous vous en souvenez...

­ Si je m'en souviens ! cela ne s'oublie pas. C'était le trente et un du mois, entre une heure et deux du matin.

­ Eh bien !

­ Permettez, s'il vous plaît. Je crains ; non. Si je sais un peu d'arithmétique, il n'y a précisément que ce qu'il faut.

­ Cela est bien étrange ! cette nuit donc ?...

­ Cette nuit, j'entendis une voix qui ne m'était pas inconnue, et qui criait : À moi ! à moi ! Je regarde, et je vois une jeune créature effarée, échevelée, qui s'avançait à toutes jambes de mon côté. Elle était poursuivie par un vieillard, violent et bourru. À juger du personnage par son accoutrement, et par l'outil dont il était armé, c'était un menuisier. Il était en culotte et en chemise. Il avait les manches de sa chemise retroussées jusqu'aux coudes, le bras nerveux, le teint basané, le front ridé, le menton barbu, les joues boursouflées, l'oeil étincelant, la poitrine velue et la tête couverte d'un bonnet pointu.

­ Je le vois.

­ La femme qu'il était sur le point d'atteindre, continuait de crier : À moi ! à moi ! et le menuisier disait en la poursuivant : « Tu as beau fuir. Je te tiens ; il ne sera pas dit que tu sois la seule qui n'en ait point. De par tous les diables, tu en auras un comme les autres. » À l'instant, la malheureuse fait un faux pas, et tombe à plat sur le ventre, s'efforçant de crier : À moi ! à moi ! et le menuisier ajoutant : « Crie, crie tant que tu voudras ; tu en auras un, grand ou petit ; c'est moi qui t'en réponds. » À l'instant il lui relève les cotillons, et lui met le derrière à l'air. Ce derrière, blanc comme la neige, gras, ramassé, arrondi, joufflu, potelé, ressemblait comme deux gouttes d'eau à celui de la femme du souverain pontife. »

LE PONTIFE.

De ma femme !

LE SULTAN.

Pourquoi pas ?

« Le personnage aux deux trous ajouta : C'était elle en effet, car je me la remis. Le vieux menuisier lui pose un de ses pieds sur les reins, se baisse, passe ses deux mains au bas de ses deux fesses, à l'endroit où les jambes et les cuisses se fléchissent, lui repousse les deux genoux sous le ventre, et lui relève le cul ; mais si bien que je pouvais le reconnaître, à mon aise, reconnaissance qui ne me déplaisait pas, quoique de dessous les cotillons il sortît une voix défaillante qui criait : À moi ! à moi ! Vous me croirez une âme dure, un coeur impitoyable ; mais il ne faut pas se faire meilleur qu'on n'est ; et j'avoue, à ma honte, que dans ce moment, je me sentis plus de curiosité que de commisération, et que je songeai moins à secourir qu'à contempler. »

Ici le grand pontife interrompit encore le sultan, et lui dit : « Seigneur, serais-je par hasard un des deux interlocuteurs de cet entretien ?...

­ Pourquoi pas ?

­ L'homme aux deux nez ?

­ Pourquoi pas ?

­ Et moi, ajouta le chef des novateurs, l'homme aux deux trous ?

­ Pourquoi pas ? »

« Le scélérat de menuisier avait repris son outil qu'il avait mis à terre. C'était un vilebrequin. Il en passe la mèche dans sa bouche, afin de l'humecter ; il s'en applique fortement le manche contre le creux de l'estomac, et se penchant sur l'infortunée qui criait toujours : À moi ! à moi ! il se dispose à lui percer un trou où il devait y en avoir deux, et où il n'y en avait point. »

LE PONTIFE.

Ce n'est pas ma femme.

LE SULTAN.

Le menuisier interrompant tout à coup son opération, et se ravisant, dit : « La belle besogne que j'allais faire ! Mais aussi c'eût été sa faute : Pourquoi ne pas se prêter de bonne grâce ? Madame, un petit moment de patience. » Il remet à terre son vilebrequin ; il tire de sa poche un ruban couleur de rose pâle ; avec le pouce de sa main gauche, il en fixe un bout à la pointe du coccyx, et pliant le reste en gouttière, en le pressant entre les deux fesses avec le tranchant de son autre main, il le conduit circulairement jusqu'à la naissance du bas-ventre de la dame, qui, tout en criant : À moi ! à moi ! s'agitait, se débattait, se démenait de droite et de gauche, et dérangeait le ruban et les mesures du menuisier, qui disait : « Madame, il n'est pas encore temps de crier ; je ne vous fais point de mal. Je ne saurais y procéder avec plus de ménagement. Si vous n'y prenez garde, la besogne ira tout de travers ; mais vous n'aurez à vous en prendre qu'à vous-même. Il faut accorder à chaque chose son terrain. Il y a certaines proportions à garder. Cela est plus important que vous ne pensez. Dans un moment il n'y aura plus de remède ; et vous serez au désespoir. »

LE PONTIFE.

Et vous entendiez tout cela, seigneur ?

LE SULTAN.

Comme je vous entends.

LE PONTIFE.

Et la femme ?

LE SULTAN.

Il me sembla, ajouta l'interlocuteur, qu'elle était à demi persuadée ; et je présumai, à la distance de ses talons, qu'elle commençait à se résigner. Je ne sais trop ce qu'elle disait au menuisier ; mais le menuisier lui répondait : « Ah ! c'est de la raison que cela ; qu'on a de peine à résoudre les femmes ! » Ses mesures prises un peu plus tranquillement, maître Anofore étendant son ruban couleur de rose pâle sur un petit pied de roi, et tenant un crayon, dit à la dame : « Comment le voulez-vous ?

­ Je n'entends pas.

­ Est-ce dans la proportion antique, ou dans la proportion moderne ?... »

LE PONTIFE.

O profondeur des décrets d'en haut ! combien cela serait fou, si cela n'était pas révélé ! Soumettons nos entendements, et adorons.

LE SULTAN.

Je ne me rappelle plus la réponse de la dame ; mais le menuisier répliqua : « En vérité, elle extravague ; cela ne ressemblera à rien. On dira : Qui est l'âne qui a percé ce cul-là ?... »

LA DAME.

« Trêve de verbiage, maître Anofore, faites-le comme je vous dis

ANOFORE.

« Faites-le comme je vous dis ! Madame, mais chacun a son honneur à garder... »

LA DAME.

« Je le veux ainsi, et là, vous dis-je. Je le veux, je le veux... » Le menuisier riait à gorge déployée ; et moi donc, croyez-vous que j'étais sérieux ? Cependant Anofore trace ses lignes sur le ruban, le remet en place, et s'écrie : « Madame, cela ne se peut pas ; cela n'a pas le sens commun. Quiconque verra ce cul-là, pour peu qu'il soit connaisseur, se moquera de vous et de moi. On sait bien qu'il faut delà là, un intervalle ; mais on ne l'a jamais pratiqué de cette étendue. Trop est trop. Vous le voulez ?... »

LA DAME.

« Eh ! oui, je le veux, et finissons... »

À l'instant maître Anofore prend son crayon, marque sur les fesses de la dame des lignes correspondantes à celles qu'il avait tirées sur le ruban ; il forme son trait carré, en haussant les épaules, et murmurant tout bas : « Quelle mine cela aura ! mais c'est sa fantaisie. » Il ressaisit son vilebrequin, et dit : « Madame le veut là ?

­ Oui, là ; allez donc....

­ Allons, madame.

­ Qu'y a-t-il encore ?

­ Ce qu'il y a ? c'est que cela ne se peut.

­ Et pourquoi, s'il vous plaît ?

­ Pourquoi ? c'est que vous tremblez, et que vous serrez les fesses ; c'est que j'ai perdu de vue mon trait carré, et que je percerai trop haut ou trop bas. Allons, madame, un peu de courage.

­ Cela vous est facile à dire ; montrez-moi votre mèche ; miséricorde !

­ Je vous jure que c'est la plus petite de ma boutique. Tandis que nous parlons j'en aurais déjà percé une demi-douzaine. Allons, madame, desserrez ; fort bien ; encore un peu ; encore un peu ; à merveille ; encore, encore. » Cependant je voyais le menuisier narquois approcher tout doucement son vilebrequin. Il allait... lorsqu'une fureur mêlée de pitié s'empare de moi. Je me débats ; je veux courir au secours de la patiente : mais je me sens garrotté par les deux bras, et dans l'impossibilité de remuer. Je crie au menuisier : « Infâme, coquin, arrête. » Mon cri est accompagné d'un si violent effort, que les liens qui m'attachaient en sont rompus. Je m'élance sur le menuisier : je le saisis à la gorge. Le menuisier me dit : « Qui es-tu ? à qui en veux-tu ? est-ce que tu ne vois pas qu'elle n'a point de cul ? Connais-moi ; je suis le grand Anofore ; c'est moi qui fais des culs à ceux qui n'en ont point. Il faut que je lui en fasse un, c'est la volonté de celui qui m'envoie ; et après moi, il en viendra un autre plus puissant que moi ; il n'aura pas un vilebrequin ; il aura une gouge, et il achèvera avec sa gouge de lui restituer ce qui lui manque. Retire-toi, profane ; ou par mon vilebrequin, ou par la gouge de mon successeur, je te...

­ À moi ?

­ À toi, oui, à toi... » A l'instant, de sa main gauche il fait bruire l'air de son instrument.

Et l'homme aux deux trous, que vous avez entendu jusqu'ici dit à l'homme aux deux nez : « Qu'avez-vous ? vous vous éloignez.

­ Je crains qu'en gesticulant, vous ne me cassiez un de mes nez. Continuez.

­ Je ne sais plus où j'en étais.

­ Vous en étiez à l'instrument dont le menuisier faisait bruire l'air...

­  Il m'applique sur les épaules un coup du revers de son bras droit, mais un coup si furieux, que j'en suis renversé sur le ventre ; et voilà ma chemise troussée, un autre derrière en l'air ; et le redoutable Anofore qui me menace de la pointe de son outil ; et me dit : « Demande grâce, maroufle ; demande grâce, ou je t'en fais deux... » Aussitôt je sentis le froid de la mèche du vilebrequin. L'horreur me saisit ; je m'éveille ; et depuis, je me crois deux trous au cul. »

Ces deux interlocuteurs, ajouta le sultan, se mirent alors à se moquer l'un de l'autre. « Ah, ah, ah, il a deux trous au cul !

­ Ah, ah, ah, c'est l'étui de tes deux nez ! »

Puis se tournant gravement vers l'assemblée, il dit : « Et vous, pontifes, et vous ministres des autels, vous riez aussi ! et quoi de plus commun que de se croire deux nez au visage, et de se moquer de celui qui se croit deux trous au cul ? »

Puis, après un moment de silence, reprenant un air serein, et s'adressant aux chefs de la secte, il leur demanda ce qu'ils pensaient de sa vision.

« Par Brahma, répondirent-ils, c'est une des plus profondes que le ciel ait départies à aucun prophète.

­ Y comprenez-vous quelque chose ?

­ Non, seigneur.

­ Que pensez-vous de ces deux interlocuteurs ?

­ Que ce sont deux fous.

­ Et s'il leur venait en fantaisie de se faire chefs de parti, et que la secte des deux trous au cul se mit à persécuter la secte aux deux nez ?... » Le pontife et les prêtres baissèrent la vue ; et Mangogul dit : « Je veux que mes sujets vivent et meurent à leur mode. Je veux que le penum leur soit appliqué ou sur la bouche, ou au derrière, comme il plaira à chacun d'eux ; et qu'on ne me fatigue plus de ces impertinences. »

Les prêtres se retirèrent ; et au synode qui se tint quelques mois après, il fut déclaré que la vision de Mangogul serait insérée dans le recueil des livres canoniques, qu'elle ne dépara pas.


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