avant table apres     DIDEROT - Les Bijoux indiscrets


CHAPITRE IX
ÉTAT DE L'ACADÉMIE DES SCIENCES DE BANZA.

Mangogul avait à peine abandonné les recluses entre lesquelles je l'avais laissé, qu'il se répandit à Banza que toutes les filles de la congrégation du coccyx de Brahma parlaient par le bijou. Ce bruit, que le procédé violent d'Husseim accréditait, piqua la curiosité des savants. Le phénomène fut constaté ; et les esprits forts commencèrent à chercher dans les propriétés de la matière l'explication d'un fait qu'ils avaient d'abord traité d'impossible. Le caquet des bijoux produisit une infinité d'excellents ouvrages ; et ce sujet important enfla les recueils des académies de plusieurs mémoires qu'on peut regarder comme les derniers efforts de l'esprit humain.

Pour former et perpétuer celle des sciences de Banza, on avait appelé, et l'on appelait sans cesse ce qu'il y avait d'hommes éclairés dans le Congo, le Monoémugi, le Béléguanze et les royaumes circonvoisins. Elle embrassait, sous différents titres, toutes les personnes distinguées dans l'histoire naturelle, la physique, les mathématiques, et la plupart de celles qui promettaient de s'y distinguer un jour. Cet essaim d'abeilles infatigables travaillait sans relâche à la recherche de la vérité, et chaque année, le public recueillait, dans un volume rempli de découvertes, les fruits de leurs travaux.

Elle était alors divisée en deux factions, l'une composée des vorticoses, et l'autre des attractionnaires. Olibri, habile géomètre et grand physicien, fonda la secte des vorticoses. Circino, habile physicien et grand géomètre, fut le premier attractionnaire. Olibri et Circino se proposèrent l'un et l'autre d'expliquer la nature. Les principes d'Olibri ont au premier coup d'oeil une simplicité qui séduit : ils satisfont en gros aux principaux phénomènes ; mais ils se démentent dans les détails. Quant à Circino, il semble partir d'une absurdité : mais il n'y a que le premier pas qui lui coûte. Les détails minutieux qui ruinent le système d'Olibri affermissent le sien. Il suit une route obscure à l'entrée, mais qui s'éclaire à mesure qu'on avance. Celle, au contraire, d'Olibri, claire à l'entrée, va toujours en s'obscurcissant. La philosophie de celui-ci demande moins d'étude que d'intelligence. On ne peut être disciple de l'autre, sans avoir beaucoup d'intelligence et d'étude. On entre sans préparation dans l'école d'Olibri ; tout le monde en a la clef. Celle de Circino n'est ouverte qu'aux premiers géomètres. Les tourbillons d'Olibri sont à la portée de tous les esprits. Les forces centrales de Circino ne sont faites que pour les algébristes du premier ordre. Il y aura donc toujours cent vorticoses contre un attractionnaire ; et un attractionnaire vaudra toujours cent vorticoses. Tel était aussi l'état de l'académie des sciences de Banza, lorsqu'elle agita la matière des bijoux indiscrets.

Ce phénomène donnait peu de prise ; il échappait à l'attraction : la matière subtile n'y venait guère. Le directeur avait beau sommer ceux qui avaient quelques idées de les communiquer, un silence profond régnait dans l'assemblée. Enfin le vorticose Persiflo, dont on avait des traités sur une infinité de sujets qu'il n'avait point entendus, se leva, et dit : « Le fait, messieurs, pourrait bien tenir au système du monde : je le soupçonnerais d'avoir en gros la même cause que les marées. En effet, remarquez que nous sommes aujourd'hui dans la pleine lune de l'équinoxe ; mais, avant que de compter sur ma conjecture, il faut entendre ce que les bijoux diront le mois prochain. »

On haussa les épaules. On n'osa pas lui représenter qu'il raisonnait comme un bijou ; mais, comme il a de la pénétration, il s'aperçut tout d'un coup qu'on le pensait.

L'attractionnaire Réciproco prit la parole, et ajouta : « Messieurs, j'ai des tables déduites d'une théorie sur la hauteur des marées dans tous les ports du royaume. Il est vrai que les observations donnent un peu de démenti à mes calculs ; mais j'espère que cet inconvénient sera réparé par l'utilité qu'on en tirera si le caquet des bijoux continue de cadrer avec les phénomènes du flux et reflux. »

Un troisième se leva, s'approcha de la planche, traça sa figure et dit :

« Soit un bijou A B, etc... »

Ici, l'ignorance des traducteurs nous a frustrés d'une démonstration que l'auteur africain nous avait conservée sans doute. A la suite d'une lacune de deux pages ou environ, on lit : Le raisonnement de Réciproco parut démonstratif ; et l'on convint, sur les essais qu'on avait de sa dialectique, qu'il parviendrait un jour à déduire que les femmes doivent parler aujourd'hui par le bijou de ce qu'elles ont entendu de tout temps par l'oreille.

Le docteur Orcotome, de la tribu des anatomistes, dit ensuite :

« Messieurs, j'estime qu'il serait plus à propos d'abandonner un phénomène, que d'en chercher la cause dans les hypothèses en l'air. Quant à moi, je me serais tu, si je n'avais eu que des conjectures futiles à vous proposer ; mais j'ai examiné, étudié, réfléchi. J'ai vu des bijoux dans le paroxysme ; et je suis parvenu, à l'aide de la connaissance des parties et de l'expérience, à m'assurer que celle que nous appelons en grec le delphus, a toutes les propriétés de la trachée, et qu'il y a des sujets qui peuvent parler aussi bien par le bijou que par la bouche. Oui, messieurs, le delphus est un instrument à corde et à vent, mais beaucoup plus à corde qu'à vent. L'air extérieur qui s'y porte fait proprement l'office d'un archet sur les fibres tendrineuses des ailes que j'appellerai rubans ou cordes vocales. C'est la douce collision de cet air et des cordes vocales qui les oblige à frémir ; et c'est par leurs vibrations plus ou moins promptes qu'elles rendent différents sons. La personne modifie ces sons à discrétion, parle, et pourrait même chanter.

« Comme il n'y a que deux rubans ou cordes vocales, et qu'elles sont sensiblement du la même longueur, on me demandera sans doute comment elles suffisent pour donner la multitude des tons graves et aigus, forts et faibles, dont la voix humaine est capable. Je réponds, en suivant la comparaison de cet organe aux instruments de musique, que leurs allongement et accourcissement suffisent pour produire ces effets.

« Que ces parties soient capables de distension et de contraction, c'est ce qu'il est inutile de démontrer dans une assemblée de savants de votre ordre ; mais qu'en conséquence de cette distension et contraction, le delphus puisse rendre des sons plus ou moins aigus, en un mot, toutes les inflexions de la voix et les tons du chant, c'est un fait que je me flatte de mettre hors de doute. C'est à l'expérience que j'en appellerai. Oui, messieurs, je m'engage à faire raisonner, parler, et même chanter devant vous, et delphus et bijoux. »

Ainsi harangua Orcotome, ne se promettant pas moins que d'élever les bijoux au niveau des trachées d'un de ses confrères, dont la jalousie avait attaqué vainement les succès.


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