avant table apres     DIDEROT - Les Bijoux indiscrets


CHAPITRE L
ÉVÉNEMENTS PRODIGIEUX DU RÈGNE DE KANOGLOU,
GRAND-PÈRE DE MANGOGUL.

La favorite était fort jeune. Née sur la fin du règne d'Erguebzed elle n'avait presque aucune idée de la cour de Kanoglou. Un mot échappé par hasard lui avait donné de la curiosité pour les prodiges que le génie Cucufa avait opérés en faveur de ce bon prince ; et personne ne pouvait l'en instruire plus fidèlement que Sélim : il en avait été témoin, y avait eu part, et possédait à fond l'histoire de ces temps. Un jour qu'il était seul avec elle, Mirzoza le mit sur ce chapitre, et lui demanda si le règne de Kanoglou, dont on faisait tant de bruit, avait vu des merveilles plus étonnantes que celles qui fixaient aujourd'hui l'attention du Congo.

« Je ne suis point intéressé, madame, lui répondit Sélim, à préférer le vieux temps à celui du prince régnant. Il se passe de grandes choses ; mais ce n'est peut-être que l'essai de celles qui continueront d'illustrer Mangogul ; et ma carrière est trop avancée pour que je puisse me flatter de les voir.

­ Vous vous trompez, lui répondit Mirzoza ; vous avez acquis et vous conservez l'épithète d'éternel. Mais dites-moi ce que vous avez vu.

­ Madame, continua Sélim, le règne de Kanoglou a été long, et nos poètes l'ont surnommé l'âge d'or. Ce titre lui convient à plusieurs égards. Il a été signalé par des succès et des victoires ; mais les avantages ont été mêlés de revers, qui montrent que cet or était quelquefois de mauvais aloi. La cour, qui donne le ton au reste de l'empire, était fort galante. Le sultan avait des maîtresses ; les seigneurs se piquèrent de l'imiter ; et le peuple prit insensiblement le même air. La magnificence dans les habits, les meubles, les équipages, fut excessive. On fit un art de la délicatesse dans les repas. On jouait gros jeu ; on s'endettait, on ne payait point, et l'on dépensait tant qu'on avait de l'argent et du crédit. On publia contre le luxe de très belles ordonnances qui ne furent point exécutées. On prit des villes, on conquit des provinces, on commença des palais et l'on épuisa l'empire d'hommes et d'argent. Les peuples chantaient victoire et se mouraient de faim. Les grands avaient des châteaux superbes et des jardins délicieux, et leurs terres étaient en friche. Cent vaisseaux de haut bord nous avaient rendus les maîtres de la mer et la terreur de nos voisins ; mais une bonne tête calcula juste ce qu'il en coûtait à l'État pour l'entretien de ces carcasses ; et malgré les représentations des autres ministres, il fut ordonné qu'on en ferait un feu de joie. Le trésor royal était un grand coffre vide, que cette misérable économie ne remplit point ; et l'or et l'argent devinrent si rares, que les fabriques de monnaies furent un beau matin converties en moulins à papier. Pour comble de bonheur, Kanoglou se laissa persuader par des fanatiques, qu'il était de la dernière importance que tous ses sujets lui ressemblassent, et qu'ils eussent les yeux bleus, le nez camard, et la moustache rouge comme lui, et il en chassa du Congo plus de deux millions qui n'avaient point cet uniforme, ou qui refusèrent de le contrefaire.

« Voilà, madame, cet âge d'or ; voilà ce bon vieux temps que vous entendez regretter tous les jours ; mais laissez dire les radoteurs ; et croyez que nous avons nos Turenne et nos Colbert ; que le présent, à tout prendre, vaut mieux que le passé ; et que, si les peuples sont plus heureux sous Mangogul qu'ils ne l'étaient sous Kanoglou, le règne de Sa Hautesse est plus illustre que celui de son aïeul, la félicité des sujets étant l'exacte mesure de la grandeur des princes. Mais revenons aux singularités de celui de Kanoglou.

« Je commencerai par l'origine des pantins.

­ Sélim, je vous en dispense : je sais cet événement par coeur, lui dit la favorite ; passez à d'autres choses.

­ Madame, lui demanda le courtisan, pourrait-on vous demander d'où vous le tenez ?

­ Mais, répondit Mirzoza, cela est écrit.

­ Oui, madame, répliqua Sélim et par des gens qui n'y ont rien entendu. J'entre en mauvaise humeur quand je vois de petits particuliers obscurs, qui n'ont jamais approché des princes qu'à la faveur d'une entrée dans la capitale, ou de quelque autre cérémonie publique, se mêler d'en faire l'histoire.

« Madame, continua Sélim, nous avions passé la nuit à un bal masqué dans les grands salons du sérail, lorsque le génie Cucufa, protecteur déclaré de la famille régnante, nous apparut, et nous ordonna d'aller coucher et de dormir vingt-quatre heures de suite : on obéit, et, ce terme expiré, le sérail se trouva transformé en une vaste et magnifique galerie de pantins ; on voyait, à l'un des bouts, Kanoglou sur son trône ; une longue ficelle usée lui descendait entre les jambes ; une vieille fée décrépite l'agitait sans cesse, et d'un coup de poignet mettait en mouvement une multitude innombrable de pantins subalternes, auxquels répondaient des fils imperceptibles et déliés qui partaient des doigts et des orteils de Kanoglou : elle tirait, et à l'instant le sénéchal dressait et scellait des édits ruineux, ou prononçait à la louange de la fée un éloge que son secrétaire lui soufflait ; le ministre de la guerre envoyait à l'armée des allumettes ; le surintendant des finances bâtissait des maisons et laissait mourir de faim les soldats ; ainsi des autres pantins.

« Si quelques pantins exécutaient leurs mouvements de mauvaise grâce, ne levaient pas assez les bras, ne fléchissaient pas assez les jambes, la fée rompait leurs attaches d'un coup d'arrière-main, et ils devenaient paralytiques. Je me souviendrai toujours de deux émirs très vaillants qu'elle prit en guignon, et qui demeurèrent perclus des bras pendant toute leur vie.

« Les fils qui se distribuaient de toutes les parties du corps de Kanoglou, allaient se rendre à des distances immenses, et faisaient remuer ou se reposer, du fond du Congo jusque sur les confins du Monoémugi, des armées de pantins : d'un coup de ficelle une ville s'assiégeait, on ouvrait la tranchée, l'on battait en brèche, l'ennemi se préparait à capituler ; mais il survenait un coup de ficelle, et le feu de l'artillerie se ralentissait, les attaques ne se conduisaient plus avec la même vigueur, on arrivait au secours de la place, la division s'allumait entre nos généraux ; nous étions attaqués, surpris et battus à plate couture.

« Ces mauvaises nouvelles n'attristaient jamais Kanoglou ; il ne les apprenait que quand ses sujets les avaient oubliées ; et la fée ne les lui laissait annoncer que par des pantins qui portaient tous un fil à l'extrémité de la langue, et qui ne disaient que ce qu'il lui plaisait, sous peine de devenir muets.

« Une autre fois nous fûmes tous charmés, nous autres jeunes fous, d'une aventure qui scandalisa amèrement les dévots : les femmes se mirent à faire des culbutes, et à marcher la tête en bas, les pieds en l'air et les mains dans leurs mules.

« Cela dérouta d'abord toutes les connaissances, et il fallut étudier les nouvelles physionomies ; on en négligea beaucoup, qu'on cessa de trouver aimables lorsqu'elles se montrèrent ; et d'autres, dont on n'avait jamais rien dit, gagnèrent infiniment à se faire connaître. Les jupons et les robes tombant sur les yeux, on risquait à s'égarer ou à faire de faux pas ; c'est pourquoi on raccourcit les uns, et l'on ouvrit les autres : telle est l'origine des jupons courts et des robes ouvertes. Quand les femmes se retournèrent sur leurs pieds, elles conservèrent cette partie de leur habillement comme elle était ; et si l'on considère bien les jupons de nos dames, on s'apercevra facilement qu'ils n'ont point été faits pour être portés comme on les porte aujourd'hui.

« Toute mode qui n'aura qu'un but passera promptement ; pour durer ; il faut qu'elle soit au moins à deux fins. On trouva dans le même temps le secret de soutenir la gorge en dessus, et l'on s'en sert aujourd'hui pour la soutenir en dessous.

« Les dévotes, surprises de se trouver la tête en bas et les jambes en l'air, se couvrirent d'abord avec leurs mains ; mais cette attention leur faisait perdre l'équilibre et trébucher lourdement. De l'avis des brahmines, elles nouèrent dans la suite leurs jupons sur leurs jambes avec de petits rubans noirs ; les femmes du monde trouvèrent cet expédient ridicule, et publièrent que cela gênait la respiration et donnait des vapeurs ; ce prodige eut des suites heureuses ; il occasionna beaucoup de mariages, ou de ce qui y ressemble, et une foule de conversions ; toutes celles qui avaient les fesses laides se jetèrent à corps perdu dans la dévotion et prirent de petits rubans noirs : quatre missions de brahmines n'en auraient pas tant fait.

« Nous sortions à peine de cette épreuve que nous en subîmes une autre moins générale, mais non moins instructive. Les jeunes îles, depuis l'âge de treize ans, jusqu'à dix-huit, dix-neuf, vingt et par delà, se levèrent un beau matin le doigt du milieu pris, devinez où, madame ? dit Sélim à la favorite. Ce n'était ni dans la bouche, ni dans l'oreille, ni à la turque : on soupçonna leur maladie, et l'on courut au remède. C'est depuis ce temps que nous sommes dans l'usage de marier des enfants à qui l'on devrait donner des poupées.

« Autre bénédiction : la cour de Kanoglou abondait en petits-maîtres ; et j'avais l'honneur d'en être. Un jour que je les entretenais des jeunes seigneurs français, je m'aperçus que nos épaules s'élevaient et devenaient plus hautes que nos têtes ; mais ce ne fut pas tout : sur-le-champ nous nous mîmes à pirouetter sur un talon.

­ Et qu'y avait-il de rare à cela ? demanda la favorite.

­ Rien, madame, lui répondit Sélim, sinon que la première métamorphose est l'origine des gros dos, si fort à la mode dans votre enfance ; et la seconde, celle des persifleurs, dont le règne n'est pas encore passé. On commençait alors, comme aujourd'hui, à quelqu'un un discours, qu'on allait en pirouettant continuer à un autre et finir à un troisième, pour qui il devenait moitié obscur, moitié impertinent.

« Une autre fois, nous nous trouvâmes tous la vue basse ; il fallut recourir à Bion : le coquin nous fit des lorgnettes, qu'il nous vendait dix sequins, et dont nous continuâmes de nous servir, même après que nous eûmes recouvré la vue. De là viennent, madame, les lorgnettes d'opéra.

« Je ne sais ce que les femmes galantes firent, à peu près dans ce temps, à Cucufa, mais il se vengea d'elles cruellement. À la fin d'une année, dont elles avaient passé les nuits au bal, à table et au jeu, et les jours dans leurs équipages ou entre les bras de leurs amants, elles furent tout étonnées de se trouver laides : l'une était noire comme une taupe, l'autre couperosée, celle-ci pâle et maigre, celle-là jaunâtre et ridée : il fallut pallier ce funeste enchantement ; et nos chimistes découvrirent le blanc, le rouge, les pommades, les eaux, les mouchoirs de Vénus, le lait virginal, les mouches et mille autres secrets dont elles usèrent pour cesser d'être laides et devenir hideuses. Cucufa les tenait sous cette malédiction, lorsque Erguebzed, qui aimait les belles personnes, intercéda pour elles : le génie fit ce qu'il put ; mais le charme avait été si puissant, qu'il ne put le lever qu'imparfaitement ; et les femmes de cour restèrent telles que vous les voyez encore.

­ En fut-il de même des hommes ? demanda Mirzoza.

­ Non, madame, répondit Sélim ; ils durèrent les uns plus, les autres moins : les épaules hautes s'affaissèrent peu à peu ; on se redressa ; et de crainte de passer pour gros dos, on porta la tête au vent, et l'on minauda ; on continua de pirouetter, et l'on pirouette encore aujourd'hui ; entamez une conversation sérieuse ou sensée en présence d'un jeune seigneur du bel air, et, zest, vous le verrez s'écarter de vous en faisant le moulinet, pour aller marmotter une parodie à quelqu'un qui lui demande des nouvelles de la guerre ou de sa santé, ou lui chuchoter à l'oreille qu'il a soupé la veille avec la Rabon ; que c'est une fille adorable ; qu'il parait un roman nouveau ; qu'il en a lu quelques pages, que c'est du beau, mais du grand beau : et puis, zest, des pirouettes vers une femmes à qui il demande si elle a vu le nouvel opéra, et à qui il répond que la Dangeville a fait à ravir. »

Mirzoza trouva ces ridicules assez plaisants, et demanda à Sélim s'il les avait eus.

« Comment ! madame, reprit le vieux courtisan, était-il permis de ne les pas avoir, sans passer pour un homme de l'autre monde ? Je fis le gros dos, je me redressai, je minaudai, je lorgnai, je pirouettai, je persiflai comme un autre ; et tous les efforts de mon jugement se réduisirent à prendre ces travers des premiers, et à n'être pas des derniers à m'en défaire. »

Sélim en était là, lorsque Mangogul parut.

L'auteur africain ne nous apprend ni ce qu'il était devenu, ni ce qui l'avait occupé pendant le chapitre précédent : apparemment qu'il est permis aux princes du Congo de faire des actions indifférentes, de dire quelquefois des misères et de ressembler aux autres hommes, dont une grande partie de la vie se consume à des riens, ou à des choses qui ne méritent pas d'être sues.


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