avant table apres     DIDEROT - Les Bijoux indiscrets


CHAPITRE XLIV
HISTOIRE DES VOYAGES DE SÉLIM.

Mangogul, qui ne songeait qu'à varier ses plaisirs, et multiplier les essais de son anneau, après avoir questionné les bijoux les plus intéressants de sa cour, fut curieux d'entendre quelques bijoux de la ville ; mais comme il augurait assez mal de ce qu'il en pourrait apprendre, il eût fort désiré les consulter à son aise, et s'épargner la peine de les aller chercher.

Comment les faire venir ? c'est ce qui l'embarrassait.

« Vous voilà bien en peine à propos de rien, lui dit Mirzoza. Vous n'avez, seigneur, qu'à donner un bal, et je vous promets ce soir plus de ces harangueurs, que vous n'en voudrez écouter.

­ Joie de mon coeur ! vous avez raison, lui répondit Mangogul ; votre expédient est même d'autant meilleur, que nous n'aurons, à coup sûr, que ceux dont nous aurons besoin.

Sur-le-champ, ordre au Kislar-Agasi, et au trésorier des plaisirs, de préparer la fête, et de ne distribuer que quatre mille billets. On savait apparemment là, mieux qu'ailleurs, la place que devaient occuper six mille personnes.

En attendant l'heure du bal, Sélim, Mangogul et la favorite se mirent à Parler nouvelles.

« Madame sait-elle, dit Sélim à la favorite, que le pauvre Codindo est mort ?

­ En voilà le premier mot : et de quoi est-il mort ? demanda la favorite.

­ Hélas ! madame, lui répondit Sélim, c'est une victime de l'attraction. Il s'était entêté, dès sa jeunesse, de ce système, et la cervelle lui en a tourné sur ses vieux jours.

­ Et comment cela ? dit la favorite.

­ Il avait trouvé, continua Sélim, selon les méthodes d'Halley et de Circino, deux célèbres astronomes du Monoémugi, qu'une certaine comète qui a tant fait de bruit sur la fin du règne de Kanoglou, devait reparaître avant-hier ; et dans la crainte qu'elle ne doublât le pas, et qu'il n'eût pas le bonheur de l'apercevoir le premier, il prit le parti de passer la nuit sur son donjon, et il avait encore hier, à neuf heures du matin, l'oeil collé à la lunette. Son fils, qui craignait qu'il ne fût incommodé d'une si longue séance, s'approcha de lui sur les huit heures, le tira par la manche et l'appela plusieurs fois :

« Mon père, mon père ; » point de réponse « Mon père, mon père, » réitéra le petit Codindo.

« ­ Elle va passer, répondit Codindo ; elle passera. Oh ! parbleu, je la verrai !

« ­ Mais, vous n'y pensez pas, mon père, il fait un brouillard effroyable...

« ­ Je veux la voir ; je la verrai, te dis-je.

« Le jeune homme convaincu par ces réponses que son malheureux père brouillait, se mit à crier au secours. On vint ; on envoya chercher Farfadi, et j'étais chez lui, car il est mon médecin, lorsque le domestique de Codindo est arrivé...

« Vite, vite, monsieur, dépêchez-vous ; le vieux Codindo, mon maître...

« ­ Eh bien ! qu'y a-t-il, Champagne ? Qu'est-il arrivé à ton maître ?

« ­ Monsieur, il est devenu fou.

« ­ Ton maître est fou ? ...

« ­ Eh ! oui, monsieur. Il crie qu'il veut voir des bêtes, qu'il verra des bêtes ; qu'il en viendra. Monsieur l'apothicaire y est déjà, et l'on vous attend. Venez vite.

« ­ Manie ! disait. Farfadi en mettant sa robe et cherchant son bonnet carré ; manie, accès terrible de manie ! Puis s'adressant au domestique : Champagne, lui demandait-il, ton maître ne voit-il pas des papillons ? n'arrache-t-il pas les petits flocons de sa couverture ?

« ­ Eh ! non, monsieur, lui répondit Champagne. Le pauvre homme est au haut de son observatoire, où sa femme, ses filles et son fils le tiennent à quatre. Venez vite, vous trouverez votre bonnet carré demain. »

« La maladie de Codindo me partit plaisante : Farfadi monta dans mon carrosse, et nous allâmes ensemble à l'observatoire. Nous entendîmes, du bas de l'escalier, Codindo qui criait comme un furieux : « Je veux voir la comète ; je la verrai ; retirez-vous, coquins ! »

« Apparemment que sa famille, n'ayant pu le déterminer à descendre dans son appartement, avait fait monter son lit au haut de son donjon ; car nous le trouvâmes couché. On avait appelé l'apothicaire du quartier, et le brahmine de la paroisse, qui lui cornait aux oreilles, lorsque nous arrivâmes :

« Mon frère, mon cher frère, il y va de votre salut ; vous ne pouvez, en sûreté de conscience, attendre une comète à l'heure qu'il est ; vous vous damnez...

« ­ C'est mon affaire, lui disait Codindo...

« ­ Que répondrez-vous à Brahma devant qui vous allez paraître ? reprenait le brahmine.

« ­ Monsieur le curé, lui répliquait Codindo sans quitter l'oeil de la lunette, je lui répondrai que c'est votre métier de m'exhorter pour mon argent, et celui de monsieur l'apothicaire que voilà, de me vanter son eau tiède ; que monsieur le médecin fait son devoir de me tâter le pouls, et de n'y rien connaître, et moi le mien d'attendre la comète. »

« On eut beau le tourmenter, on n'en tira pas davantage : il continua d'observer avec un courage héroïque, et il est mort dans sa gouttière, la main gauche sur l'oeil du même côté, la droite posée sur le tuyau du télescope, et l'oeil droit appliqué au verre oculaire, entre son fils, qui lui criait qu'il avait commis une erreur de calcul, son apothicaire qui lui proposait un remède, son médecin qui prononçait, en hochant de la tête, qu'il n'y avait plus rien à faire, et son curé, qui lui disait : « Mon frère faites un acte de contrition, et recommandez-vous à Brahma... »

­ Voilà, dit Mangogul, ce qui s'appelle mourir au lit d'honneur.

­ Laissons, ajouta la favorite, reposer en paix ce pauvre Codindo, et passons à quelque objet plus agréable. »

Puis, s'adressant à Sélim :

« Seigneur, lui dit-elle, à votre âge, galant comme vous êtes, dans une cour où régnaient les plaisirs, avec l'esprit, les talents et la bonne mine que vous avez, il n'est pas étonnant que les bijoux vous aient préconisé. Je les soupçonne même de n'avoir pas accusé tout ce qu'ils savent sur votre compte. Je ne vous demande pas le supplément ; vous pourriez avoir de bonnes raisons pour le refuser. Mais après toutes les aventures dont vous ont honoré ces messieurs, vous devez connaître les femmes ; et c'est une de ces choses sans conséquence dont vous pouvez convenir.

­ Ce compliment, madame, lui répondit Sélim, eût flatté mon amour-propre à l'âge de vingt ans : mais j'ai de l'expérience ; et une de mes premières réflexions, c'est que plus on pratique en ce genre, et moins on acquiert de lumière. Moi connaître les femmes ! passe pour les avoir beaucoup étudiées.

­ Eh bien ! qu'en pensez-vous ? lui demanda la favorite.

­ Madame, répondit Sélim, quoi que leurs bijoux en aient publié, je les tiens toutes pour très respectables.

­ En vérité, mon cher, lui dit le sultan, vous mériteriez d'être bijou ; vous n'auriez pas besoin de muselière.

­ Sélim, ajouta la sultane, laissez là le ton satirique, et parlez-nous vrai.

­ Madame, lui répondit le courtisan, je pourrais mêler à mon récit des traits désagréables ; ne m'imposez pas la loi d'offenser un sexe qui m'a toujours assez bien traité, et que je révère par...

­ Eh ! toujours de la vénération ! Je ne connais rien de si caustique que ces gens doucereux, quand ils s'y mettent, interrompit Mirzoza ; et, s'imaginant que c'était par égard pour elle que Sélim se défendait : Que ma présence ne vous en impose point, ajouta-t-elle : nous cherchons à nous amuser ; et je m'engage, parole d'honneur, à m'appliquer tout ce que vous direz d'obligeant de mon sexe, et de laisser le reste aux autres femmes. Vous avez donc beaucoup étudié les femmes ? Eh bien ! faites nous le récit du cours de vos études : il a été des plus brillants, à en juger par les succès connus ; et il est à présumer qu'ils ne sont pas démentis par ceux qu'on ignore. »

Le vieux courtisan céda à ses instances, et commença de la sorte :

« Les bijoux ont beaucoup parlé de moi, j'en conviens ; mais ils n'ont pas tout dit. Ceux qui pouvaient compléter mon histoire ou ne sont plus, ou ne sont point dans nos climats, et ceux qui l'ont commencée n'ont qu'effleuré la matière. J'ai observé jusqu'à présent le secret inviolable que je leur avais promis, quoique je fusse plus fait qu'eux pour parler ; mais puisqu'ils ont rompu le silence, il semble qu'ils m'ont dispensé de le garder. »

« Né avec un tempérament de feu, je connus à peine ce que c'était qu'une belle femme, que je l'aimai. J'eus des gouvernantes que je détestai ; mais en récompense, je me plus beaucoup avec les femmes de chambre de ma mère. Elles étaient pour la plupart jeunes et jolies : elles s'entretenaient, se déshabillaient, s'habillaient devant moi sans précaution, m'exhortaient même à prendre des libertés avec elles ; et mon esprit, naturellement porté à la galanterie, mettait tout à profit. Je passai à l'âge de cinq ou six ans entre les mains des hommes avec ces lumières ; et Dieu sait comment elles s'étendirent, lorsqu'on me mit sous les yeux les anciens auteurs, et que mes maîtres m'interprétèrent certains endroits, dont peut-être ils ne pénétraient point eux-mêmes le sens. Les pages de mon père m'apprirent quelques gentillesses de collège ; et la lecture de l'Aloysia, qu'ils me prêtèrent, me donna toute les envies du monde de me perfectionner. J'avais alors quatorze ans.

« Je jetai les yeux autour de moi, cherchant entre les femmes qui fréquentaient dans la maison celle à qui je m'adresserais ; mais toutes me parurent également propres à me défaire d'une innocence qui m'embarrassait. Un commencement de liaison, et plus encore le courage que je me sentais d'attaquer une personne de mon âge, et qui me manquait vis-à-vis des autres, me décidèrent pour une de mes cousines. Émilie, c'était son nom, était jeune, et moi aussi ; je la trouvai jolie, et je lui plus : elle n'était pas difficile ; et j'étais entreprenant : j'avais envie d'apprendre, et elle n'était pas moins curieuse de savoir. Nous nous faisions souvent des questions très ingénues et très fortes : et un jour elle trompa la vigilance de ses gouvernantes, et nous nous instruisîmes. Ah ! que la nature est un grand maître ! elle nous mit bientôt au fait du plaisir, et nous nous abandonnâmes à son impulsion, sans aucun pressentiment sur les suites : ce n'était pas le moyen de les prévenir. Émilie eut des indispositions qu'elle cacha d'autant moins qu'elle n'en soupçonnait pas la cause. Sa mère la questionna, lui tira l'aveu de notre commerce, et mon père en fut instruit. Il m'en fit des réprimandes mêlées d'un air de satisfaction ; et sur-le-champ il fut décidé que je voyagerais. Je partis avec un gouverneur chargé de veiller attentivement sur ma conduite, et de ne la point gêner ; et cinq mois après j'appris, par la gazette, qu'Émilie était morte de la petite vérole ; et par une lettre de mon père, que la tendresse qu'elle avait eue pour moi lui coûtait la vie. Le premier fruit de mes amours sert avec distinction dans les troupes du sultan ; je l'ai toujours soutenu par mon crédit ; et il ne me connaît encore que pour son protecteur.

« Nous étions à Tunis, lorsque je reçus la nouvelle de sa naissance et de la mort de sa mère : j'en fus vivement touché ; et j'en aurais été, je crois, inconsolable, sans l'intrigue que j'avais liée avec la femme d'un corsaire, qui ne me laissait pas le temps de me désespérer : la Tunisienne était intrépide ; j'étais fou : et tous les jours, à l'aide d'une échelle de corde qu'elle me jetait, je passais de notre hôtel sur sa terrasse, et de là dans un cabinet où elle me perfectionnait ; car Émilie ne m'avait qu'ébauché. Son époux revint de course précisément dans le temps que mon gouverneur, qui avait ses instructions, me pressait à passer en Europe ; je m'embarquai sur un vaisseau qui partait pour Lisbonne : mais ce ne fut pas sans avoir fait et réitéré des adieux fort tendres à Elvire, dont je reçus le diamant que vous voyez.

« Le bâtiment que nous montions était chargé de marchandises ; mais la femme du capitaine était la plus précieuse à mon gré : elle avait à peine vingt ans ; son mari en était jaloux comme un tigre, et ce n'était pas tout à fait sans raison. Nous ne tardâmes pas à nous entendre tous : Dona Velina conçut tout d'un coup qu'elle me plaisait, moi que je ne lui étais pas indifférent, et son époux qu'il nous gênait ; le marin résolut aussitôt de ne pas désemparer que nous ne fussions au port de Lisbonne ; je lisais dans les yeux de sa chère épouse combien elle enrageait des assiduités de son mari ; les miens lui déposaient les mêmes choses, et l'époux nous comprenait à merveille. Nous passâmes deux jours entiers dans une soif de plaisir inconcevable ; et nous en serions morts à coup sûr, si le ciel ne s'en fût mêlé ; mais il aide toujours les âmes en peine. A peine avions-nous passé le détroit de Gibraltar, qu'il s'éleva une tempête furieuse. Je ne manquerais pas, madame, de faire siffler les vents à vos oreilles, et gronder la foudre sur votre tête, d'enflammer le -ciel d'éclairs, de soulever les flots jusqu'aux nues, et de vous décrire la tempête la plus effrayante que vous ayez jamais rencontrée dans aucun roman, si je ne vous faisais une histoire ; je vous dirai seulement que le capitaine fut forcé, parles cris des matelots, de quitter sa chambre, et de s'exposer à un danger par la crainte d'un autre : il sortit avec mon gouverneur, et je me précipitai sans hésiter entre les bras de ma belle portugaise, oubliant tout à fait qu'il y eût une mer, des orages, des tempêtes ; que nous étions portés sur un frêle vaisseau, et m'abandonnant sans réserve à l'élément perfide. Notre course fut prompte ; et vous jugez bien, madame, que, par le temps qu'il faisait, je vis bien du pays en peu d'heures : nous relâchâmes à Cadix, où je laissai à la signora une promesse de la rejoindre à Lisbonne, s'il plaisait à mon mentor, dont le dessein était d'aller droit à Madrid.

« Les Espagnoles sont plus étroitement resserrées et plus amoureuses que nos femmes : l'amour se traite là par des espèces d'ambassadrices qui ont l'ordre d'examiner les étrangers, de leur faire des propositions, de les conduire, de les ramener, et les dames se chargent du soin de les rendre heureux. Je ne passai point par ce cérémonial, grâce à la conjoncture. Une grande révolution venait de placer sur le trône de ce royaume un prince du sang de France ; son arrivée et son couronnement donnèrent lieu à des fêtes à la cour, où je parus alors : je fus accosté dans un bal ; on me proposa un rendez-vous pour le lendemain ; je l'acceptai, et je me rendis dans une petite maison, où je ne trouvai qu'un hommc masqué, le nez enveloppé dans un manteau, qui me rendit un billet par lequel dona Oropeza remettait la partie au jour suivant, à pareille heure. Je revins, et l'on m'introduisit dans un appartement assez somptueusement meublé, et éclairé par des bougies : ma déesse ne se fit point attendre ; elle entra sur mes pas, et se précipita dans mes bras sans dire mot, et sans quitter son masque. Était-elle laide ? était-elle jolie ? c'est ce que j'ignorais ; je m'aperçus seulement, sur le canapé où elle m'entraîna, qu'elle était jeune, bien faite, et qu'elle aimait le plaisir : lorsqu'elle se crut satisfaite de mes éloges, elle se démasqua, et me montra l'original du portrait que vous voyez dans cette tabatière. »

Sélim ouvrit et présenta en même temps à la favorite une boite d'or d'un travail exquis, et enrichie de pierreries.

« Le présent est galant ! dit Mangogul.

­ Ce que j'en estime le plus, ajouta la favorite, c'est le portrait. Quels yeux ! quelle bouche ! quelle gorge ! mais tout cela n'est-il point flatté ? - Si peu, madame, répondit Sélim, qu'Oropeza m'aurait peut-être fixé à Madrid, si son époux, informé de notre commerce, ne l'eût troublé par ses menaces. J'aimais Oropeza, mais j'aimais encore mieux la vie ; ce n'était pas non plus l'avis du gouverneur, que je m'exposasse à être poignardé du mari, pour jouir quelques mois de plus de la femme : j'écrivis donc à la belle Espagnole une lettre d'adieux fort touchants que je tirai de quelque roman du pays, et je partis pour la France.

« Le monarque qui régnait alors en France était grand-père du roi d'Espagne, et sa cour passait avec raison pour la plus magnifique, la plus polie et la plus galante de l'Europe : j'y parus comme un phénomène.

« Un jeune seigneur du Congo, disait une belle marquise ; eh ! mais cela doit être fort plaisant ; ces hommes-là valent mieux que les nôtres. Le Congo, je crois n'est pas loin du Maroc. »

« On arrangeait des soupers dont je devais être. Pour peu que mon discours fût sensé, on le trouvait délié, admirable ; on se récriait, parce qu'on m'avait d'abord fait l'honneur de soupçonner que je n'avais pas le sens commun.

« ­ Il est charmant, reprenait avec vivacité une autre femme de cour ; quel meurtre de laisser retourner une jolie figure comme celle-là dans un vilain pays où les femmes sont gardées à vue par des hommes qui ne le sont plus ! Est-il vrai, monsieur ? on dit qu'ils n'ont rien : cela est bien déparant pour un homme... »

« ­ Mais, ajoutait une autre, il faut fixer ici ce grand garçon-là ; il a de la naissance : quand on ne le ferait que chevalier de Malte ; je m'engage, si l'on veut, à lui procurer de l'emploi ; et la duchesse Victoria, mon amie de tous les temps, parlera en sa faveur au roi, s'il le faut. »

« J'eus bientôt des preuves non suspectes de leur bienveillance ; et je mis la marquise en état de prononcer sur le mérite des habitants du Maroc et du Congo ; j'éprouvai que l'emploi que la duchesse et son amie m'avaient promis était difficile à remplir, et je m'en défis. C'est dans ce séjour que j'appris à former de belles passions de vingt-quatre heures ; je circulai pendant six mois dans un tourbillon, où le commencement d'une aventure n'attendait point la fin d'une autre : on n'en voulait qu'à la jouissance ; tardait-elle à venir, ou était-elle obtenue, on volait à de nouveaux plaisirs.

­ Que me dites-vous là, Sélim ? interrompit la favorite ; la décence est donc inconnue dans ces contrées ?

­ Pardonnez-moi, madame, répondit le vieux courtisan ; on n'a que ce mot à la bouche : mais les Françaises ne sont pas plus esclaves de la chose que leurs voisines.

­ Et quelles voisines ? demanda Mirzoza.

­ Les Anglaises, repartit Sélim, femmes froides et dédaigneuses en apparence, mais emportées, voluptueuses et vindicatives, moins spirituelles et plus raisonnables que les Françaises : celles-ci aiment le jargon des sentiments ; celle-là préfèrent l'expression du plaisir. Mais à Londres comme à Paris, on s'aime, on se quitte, on renoue pour se quitter encore. De la fille d'un lord Bishop (ce sont des espèces de brahmines, mais qui ne gardent pas le célibat), je passai à la femme d'un chevalier baronnet : tandis qu'il s'échauffait dans le parlement à soutenir les intérêts de la nation contre les entreprises de la cour, nous avions dans sa maison, sa femme et moi, bien d'autres débats ; mais le parlement finit, et madame fut contrainte de suivre son chevalier dans sa gentilhommière : je me rabattis sur la femme d'un colonel dont le régiment était en garnison sur les côtes ; j'appartins ensuite à la femme du lord-maire. Ah ! quelle femme ! je n'aurais jamais revu le Congo, si la prudence de mon gouverneur, qui me voyait dépérir, ne m'eût tiré de cette galère. Il supposa des lettres de ma famille qui me redemandait avec empressement, et nous nous embarquâmes pour la Hollande ; notre dessein était de traverser l'Allemagne et de nous rendre en Italie, où nous comptions sur des occasions fréquentes de repasser on Afrique.

« Nous ne vîmes la Hollande qu'en poste : notre séjour ne fut guère plus long en Allemagne ; toutes les femmes de condition y ressemblent à des citadelles importantes qu'il faut assiéger dans les formes : on en vient à bout ; mais les approches demandent tant de mesures ; ce sont tant de si et de mais, quand il s'agit de régler les articles de la capitulation, que ces conquêtes m'ennuyèrent bientôt.

« Je me souviendrai toute ma vie du propos d'une Allemande de la première qualité, sur le point de m'accorder ce qu'elle n'avait pas refusé à beaucoup d'autres.

« Ah ! s'écria-t-elle douloureusement, que dirait le grand Alziki mon père, s'il savait que je m'abandonne à un petit Congo comme vous ?

« ­ Rien, madame, lui répliquai-je : tant de grandeur m'épouvante, et je me retire : » ce fut sagement fait à moi ; et si j'avais compromis son altesse avec ma médiocrité, j'aurais pu m'en ressouvenir : Brahma, qui protège les saines contrées que nous habitons, m'inspira sans doute dans cet instant critique.

« Les Italiennes, que nous pratiquâmes ensuite, ne se montent point si haut. C'est avec elles que j'appris les modes du plaisir. Il y a, dans ces raffinements, du caprice et de la bizarrerie ; mais vous me le pardonnerez, mesdames, il en faut quelquefois pour vous plaire. J'ai apporté de Florence, de Venise et de Rome plusieurs recettes joyeuses, inconnues jusqu'à moi dans nos contrées barbares. J'en renvoie toute la gloire aux Italiennes qui me les communiquèrent.

« Je passai quatre ans ou environ en Europe, et je rentrai par l'Égypte dans cet empire, formé comme vous voyez, et muni des rares découvertes de l'Italie, que je divulguai sur-le-champ. »

Ici l'auteur africain dit que Sélim s'étant aperçu que les lieux communs qu'ils venait de débiter à. la favorite sur les aventures qu'il avait eues en Europe, et sur les caractères des femmes des contrées qu'il avait parcourues, avaient profondément assoupi Mangogul, craignit de le réveiller, s'approcha de la favorite, et continua d'une voix plus basse.

« Madame, lui dit-il, si je n'appréhendais de vous avoir fatiguée par un récit qui n'a peut-être été que trop long, je vous raconterais l'aventure par laquelle je débutai en arrivant à Paris ; je ne sais comment elle m'est échappée.

­ Dites, mon cher, lui répondit la favorite ; je vais redoubler d'attention, et vous dédommager, autant qu'il est en moi, de celle du sultan qui dort.

­ Nous avions pris à Madrid, continua Sélim, des recommandations pour quelques soigneurs de la cour de France, et nous nous trouvâmes, tout en débarquant, assez bien faufilés. On était alors dans la belle saison, et nous allions nous promener le soir au Palais-Royal, mon gouverneur et moi. Nous y fûmes un jour abordés par quelques petit-maîtres ; qui nous montrèrent les plus jolies femmes, et nous firent leur histoire vraie ou fausse, ne s'oubliant point dans tout cela, comme vous pensez bien. Le jardin était déjà peuplé d'un grand nombre de femmes ; mais il en vint sur les huit heures un renfort considérable. A la quantité de leurs pierreries, à la magnificence de leurs ajustements, et à la foule de leurs poursuivants, je les pris au moins pour des duchesses. J'en dis ma pensée à un des jeunes seigneurs de la compagnie, et il me répondit qu'il s'apercevait bien que j'étais connaisseur, et que, si je voulais, j'aurais le plaisir de souper le soir même avec quelques-unes des plus aimables. J'acceptai son offre, et à l'instant il glissa le mot à l'oreille de deux ou trois de ses amis, qui s'éparpillèrent dans la promenade, et revinrent en moins d'un quart d'heure nous rendre compte de leur négociation. « Messieurs, nous dirent-ils, on vous attendra ce soir à souper chez la duchesse Astérie. » Ceux qui n'étaient pas de la partie se récrièrent sur notre bonne fortune ; on fit encore quelques tours : on se sépara ; et nous montâmes en carrosse pour en aller jouir.

« Nous descendîmes à une petite porte, au pied d'un escalier fort étroit, d'où nous grimpâmes à un second, dont je trouvai les appartements plus vastes et mieux meublés qu'ils ne me paraîtraient à présent. On me présenta à la maîtresse du logis, à qui je fis une révérence des plus profondes, que j'accompagnai d'un compliment si respectueux, qu'elle en fut presque déconcertée. On servit, et on me plaça à côté d'une petite personne charmante, qui se mit à jouer la duchesse tout au mieux. En vérité, je ne sais comment j'osai en tomber amoureux : cela m'arriva cependant.

­ Vous avez donc aimé une fois dans votre vie ? interrompit la favorite,

­ Eh ! oui, madame, lui répondit Sélim, comme on aime à dix-huit ans, avec une extrême impatience de conclure une affaire entamée. Je ne dormis point de la nuit, et dès la pointe du jour, je me mis à composer à ma belle inconnue la lettre du monde la plus galante. Je l'envoyai, on me répondit, et j'obtins un rendez-vous. Ni le ton de la réponse, ni la facilité de la dame, ne me détrompèrent point, et je courus à l'endroit marqué, fortement persuadé que j'allais posséder la femme ou la fille d'un premier ministre. Ma déesse m'attendait sur un grand canapé ; je me précipitai à ses genoux ; je lui pris la main, et la lui baisant avec la tendresse la plus vive, je me félicitai sur la faveur qu'elle daignait m'accorder. « Est-il bien vrai, lui dis-je, que vous permettez à Sélim de vous aimer et de vous le dire, et qu'il peut, sans vous offenser, se flatter du plus doux espoir ? » En achevant ces mots, je pris un baiser sur sa gorge ; et comme elle était renversée, je me préparais assez vivement à soutenir ce début, lorsqu'elle m'arrêta, et me dit :

« ­ Tiens, mon ami, tu es joli garçon ; tu as de l'esprit ; tu parles comme un ange ; mais il me faut quatre louis.

« ­ Comment dites-vous ? l'interrompis-je...

« ­ Je te dis, reprit-elle, qu'il n'y a rien à faire, si tu n'as pas tes quatre louis...

« ­ Quoi ! mademoiselle, lui répondis-je tout étonné, vous ne valez que cela ? c'était bien la peine d'arriver du Congo pour si peu de chose. »

« Et sur-le-champ, je me rajuste, je me précipite dans l'escalier, et je pars.

« Je commençai, madame, comme vous voyez, à prendre des actrices pour des princesses.

­ J'en suis du dernier étonnement, reprit Mirzoza ; car enfin la différence est si grande !

­ Je ne doute point, reprit Sélim, qu'il ne leur ait échappé cent impertinences ; mais que voulez-vous ? un étranger, un jeune homme n'y regarde pas de si près. On m'avait fait dans le Congo tant de mauvais contes sur la liberté des Européennes... »

Sélim en était là, lorsque Mangogul se réveilla.

« Je crois, Dieu me damne, dit-il en bâillant et se frottant les yeux, qu'il est encore à Paris. Pourrait-on vous demander, beau conteur, quand vous espérez être de retour à Banza, et si j'ai longtemps encore à dormir ? Car il est bon, l'ami, que vous sachiez qu'il n'est pas possible d'entamer en ma présence un voyage, que les bâillements ne me prennent, C'est une mauvaise habitude que j'ai contractée en lisant Tavernier et les autres.

­ Prince, lui répondit Sélim, il y a plus d'une heure que je suis de retour à Banza.

­ Je vous en félicite, reprit le sultan ; puis s'adressant à la sultane : Madame, lui dit-il, voilà l'heure du bal ; nous partirons, si la fatigue du voyage vous le permet.

­ Prince, lui répondit Mirzoza, me voilà prête. »

Mangogul et Sélim avaient déjà leurs dominos ; la favorite prit le sien ; le sultan lui donna la main, et ils se rendirent dans la salle de bal, où ils se séparèrent, pour se disperser dans la foule. Sélim les y suivit, et moi aussi, dit l'auteur africain, quoique j'eusse plus envie de dormir que de voir danser...


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