avant table apres     DIDEROT - Les Bijoux indiscrets


CHAPITRE XXXVI
SEIZIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.
LES PETITS-MAÎTRES.

Deux fois la semaine il y avait cercle chez la favorite. Elle nommait la veille les femmes qu'elle y désirait, et le sultan donnait la liste des hommes. On y venait fort paré. La conversation était générale, ou se partageait. Lorsque l'histoire galante de la cour ne fournissait pas des aventures amusantes, on en imaginait, et l'on s'embarquait dans quelques mauvais contes, ce qui s'appelait continuer les Mille et une Nuits. Les hommes avaient le privilège de dire toutes les extravagances qui leur venaient, et les femmes celui de faire des noeuds en les écoutant. Le sultan et la favorite étaient là confondus parmi leurs sujets ; leur Présence n'interdisait rien de ce qui pouvait amuser, et il était rare qu'on s'ennuyât. Mangogul avait compris de bonne heure que ce n'était qu'au pied du trône qu'on trouve le plaisir, et personne n'en descendait de meilleure grâce, et ne savait déposer plus à propos la majesté.

Tandis qu'il parcourait la petite maison du sénateur Hippomanès, Mirzoza l'attendait dans le salon couleur de rose, avec la jeune Zaïde, l'enjouée Léocris, la vive Sérica, Amine et Benzaire, femmes de deux émirs, la prude Orphise et la grande sénéchale Vétula, mère temporelle de tous les brahmines. Il ne tarda pas à paraître. Il entra accompagné du comte Hannetillon et du chevalier Fadaès. Alciphenor, vieux libertin, et le jeune Marmolin son disciple, le suivaient, et deux minutes après, arrivèrent le pacha Grisgrif, l'aga Fortimbek et le sélictar Patte-de-velours. C'était bien les petits-maîtres les plus déterminés de la cour. Mangogul les avait rassemblés à dessein. Rebattu du récit de leurs galants exploits, il s'était proposé de s'en instruire à n'en pouvoir douter plus longtemps. « Eh bien ! messieurs, leur dit-il, vous qui n'ignorez rien de ce qui se passe dans l'empire galant, qu'y fait-on de nouveau ? où en sont les bijoux parlants ?...

­ Seigneur, répondit Alciphenor, c'est un charivari qui va toujours en augmentant : si cela continue, bientôt on ne s'entendra plus. Mais rien n'est si réjouissant que l'indiscrétion du bijou de Zobeïde. Il a fait à son mari un dénombrement d'aventures.

­ Cela est prodigieux, continua Marmolin : on compte cinq agas, vingt capitaines, une compagnie de janissaires presque entière, douze brahmines ; on ajoute qu'il m'a nommé ; mais c'est une mauvaise plaisanterie.

­ Le bon de l'affaire, reprit Grisgrif, c'est que l'époux effrayé s'est enfui en se bouchant les oreilles.

­ Voilà qui est bien horrible ! dit Mirzoza.

­ Oui, madame, interrompit Fortimbek, horrible, affreux, exécrable !

­ Plus que tout cela, si vous voulez, reprit la favorite, de déshonorer une femme sur un ouï-dire.

­ Madame, cela est à la lettre ; Marmolin n'a pas ajouté un mot à la vérité, dit Patte-de-velours.

­ Cela est positif, dit Grisgrif.

­ Bon, ajouta Hannetillon, il en court déjà une épigramme ; et l'on ne fait pas une épigramme sur rien. Mais pourquoi Marmolin serait-il à l'abri du caquet des bijoux ? Celui de Cynare s'est bien avisé de parler à son tour, et de me mêler avec des gens qui ne me vont point du tout. Mais comment obvier à cela ?

­ C'est plus tôt fait de s'en consoler, dit Patte-de-velours.

­ Vous avez raison, répondit Hannetillon ; et tout de suite il se mit à chanter :

    Mon bonheur fut si grand que j'ai peine à le croire.

­ Comte, dit Mangogul, en s'adressant à Hannetillon, vous avez donc connu particulièrement Cynare ?

­ Seigneur, répondit Patte-de-velours, qui en doute ? Il l'a promenée pendant plus d'une lune ; ils ont été chansonnés ; et cela durerait encore, s'il ne s'était enfin aperçu qu'elle n'était point jolie, et qu'elle avait la bouche grande.

­ D'accord, reprit Hannetillon ; mais ce défaut était réparé par un agrément qui n'est pas ordinaire.

­ Y a-t-il longtemps de cette aventure ? demanda la prude Orphise.

­ Madame, lui répondit Hannetillon, je n'en ai pas l'époque présente. Il faudrait recourir aux tables chronologiques de mes bonnes fortunes. On y verrait le jour et le moment ; mais c'est un gros volume dont mes gens s'amusent dans mon antichambre.

­ Attendez, dit Alciphenor ; je me rappelle que c'est précisément un an après que Grisgrif s'est brouillé avec Mme la sénéchale. Elle a une mémoire d'ange, et elle va nous apprendre au juste...

­ Que rien n'est plus faux que votre date, répondit gravement la sénéchale. On sait assez que les étourdis n'ont jamais été de mon goût.

­ Cependant, madame, reprit Alciphenor, vous ne nous persuaderez jamais que Marmolin fût excessivement sage, lorsqu'on l'introduisait dans votre appartement par un escalier dérobé, toutes les fois que Sa Hautesse appelait M. le sénéchal au conseil.

­ Je ne vois pas de plus grande extravagance, ajouta Patte-de-velours, que d'entrer furtivement chez une femme, à propos de rien : car on ne pensait de ces visites que ce qui en était ; et madame jouissait déjà de cette réputation de vertu qu'elle a si bien soutenue depuis.

­ Mais il y a un siècle de cela, dit Fadaès. Ce fut à peu près dans ce temps que Zulica fit faux bond à M. le sélictar qui était bien son serviteur, pour occuper Grisgrif qu'elle a planté là six mois après ; elle en est maintenant à Fortimbek. Je ne suis pas fâché de la petite fortune de mon ami ; je la vois, je l'admire, et le tout sans prétention.

­ Zulica, dit la favorite, est pourtant fort aimable ; elle a de l'esprit, du goût, et je ne sais quoi d'intéressant dans la physionomie, que je préférerais à des charmes.

­ J'en conviens, répondit Fadaès ; mais elle est maigre, elle n'a point de gorge, et la cuisse si décharnée, que cela fait pitié.

­ Vous en savez apparemment des nouvelles, ajouta la sultane.

­ Bon ! madame, reprit Hannetillon, cela se devine. J'ai peu fréquenté chez Zulica, et si, j'en sais là dessus autant que Fadaès.

­ Je le croirais volontiers, dit la favorite.

­ Mais, à propos, pourrait-on demander à Grisgrif, dit le sélictar, si c'est pour longtemps qu'il s'est emparé de Zyrphile ? Voilà ce qui s'appelle une jolie femme ; elle a le corps admirable.

­ Eh ! qui en doute ? ajouta Marmolin.

­ Que le sélictar est heureux ! continua Fadaès.
­ Je vous donne Fadaès, interrompit le sélictar, pour le galant le mieux pouvu de la cour. Je lui connais la femme du vizir, les deux plus ,jolies actrices de l'opéra, et une grisette adorable qu'il a placée dans une petite maison.

­ Et je donnerais, reprit Fadaès, et la femme du vizir, et les deux actrices, et la grisette, pour un regard d'une certaine femme avec laquelle le sélictar est assez bien, et qui ne se doute seulement pas que tout le monde en est instruit ; » et s'avançant ensuite vers Léocris : « En vérité, madame, lui dit-il, les couleurs vous vont à ravir...

­ Il y avait, je ne sais combien, dit Marmolin, qu'Hannetillon balançait entre Mélisse et Fatime ; ce sont deux femmes charmantes. Il était aujourd'hui pour la blonde Mélisse, demain, pour la brune Fatime.

­ Voilà, continua Fadaès, un homme bien embarrassé ; que ne les prenait-il l'une et l'autre ?

­ C'est ce qu'il a fait ! » dit Alciphenor.

Nos petits-maîtres étaient, comme on voit, en assez bon train pour n'en pas rester là lorsque Zobeïde, Cynare, Zulica, Mélisse, Fatmé et Zyrphile se firent annoncer. Ce contretemps les déconcerta pour un moment ; mais ils ne tardèrent pas à se remettre, et à tomber sur d'autres femmes qu'ils n'avaient épargnées dans leurs médisances que parce qu'ils n'avaient pas eu le temps de les déchirer.

Mirzoza, impatientée de leurs discours, leur dit : « Messieurs, avec le mérite et la probité surtout qu'on est forcé de vous accorder, il n'y a pas à douter que vous n'ayez pu toutes les bonnes fortunes dont vous vous vantez. Je vous avouerai toutefois que je serais bien aise d'entendre là-dessus les bijoux de ces dames ; et que je remercierais Brahma de grand coeur, s'il lui plaisait de rendre justice à la vérité par leur bouche.

­ C'est-à-dire, reprit Hannetillon, que madame désirerait entendre deux fois les mêmes choses : eh bien ! nous allons les lui répéter. »

Cependant Mangogul tournait son anneau suivant le rang d'ancienneté ; il débuta par la sénéchale, dont le bijou toussa trois fois, et dit d'une voix tremblante et cassée : « Je dois au grand sénéchal les prémices de mes plaisirs ; mais il y avait à peine six mois que je lui appartenais, qu'un jeune brahmine fit entendre à ma maîtresse qu'on ne manquait point à son époux tant qu'on pensait à lui. Je goutai sa morale, et je crus pouvoir admettre, dans la suite, en sûreté de conscience, un sénateur, puis un conseiller d'État, puis un pontife, puis un ou deux maîtres de requêtes, puis un musicien...

­ Et Marmolin ? dit Fadaès.

­ Marmolin, répondit le bijou, je ne le connais pas ; à moins que ce ne soit ce jeune fat que ma maîtresse fit chasser de son hôtel pour quelques insolences dont je n'ai pas mémoire... »

Le bijou de Cynare prit la parole, et dit : « Alciphenor, Fadaès, Grisgrif, demandez-vous ? j'étais assez bien faufilé ; mais voilà la première fois de ma vie que j'entends nommer ces gens-là ; au reste, j'en saurai des nouvelles par l'émir Amalek, le financier Ténélor ou le vizir Abdiram, qui voient toute la terre, et qui sont mes amis.

­ Le bijou de Cynare est discret, dit Hannetillon ; il passe sous silence Zarafis, Ahiram, et le vieux Trébister, et le jeune Mahmoud, qui n'est pas fait pour être oublié, et n'accuse pas le moindre petit brahmine, quoiqu'il y ait dix à douze ans qu'il court les monastères.

­ J'ai reçu quelques visites en ma vie, dit le bijou de Mélisse, mais jamais aucune de Grisgrif et de Fortimbek, et moins encore d'Hannetillon.

­ Bijou, mon coeur, lui répondit Grisgrif, vous vous trompez. Vous pouvez renier Fortimbek et moi tant qu'il vous plaira, mais pour Hannetillon, il est un peu mieux avec vous que vous n'en convenez. Il m'en a dit un mot ; et c'est le garçon du Congo le plus vrai, qui vaut mieux qu'aucun de ceux que vous avez connus, et qui peut encore faire la réputation d'un bijou.

­ Celle d'imposteur ne peut lui manquer, non plus qu'à son ami Fadaès dit en sanglotant le bijou de Fatime. Qu'ai-je fait à ces monstres Pour me déshonorer ? Le fils de l'empereur des Abyssins vint à la cour d'Erguebzed ; je lui plus, il me rendit des soins ; mais il eût échoué, et j'aurais continué d'être fidèle à mon époux, qui m'était cher, si le traître de Patte-de-velours et son lâche complice Fadaès n'eussent corrompu mes femmes et introduit le jeune prince dans mes bains. »

Les bijoux de Zyrphile et de Zulica, qui avaient la même cause à défendre, parlèrent tous deux en même temps ; mais avec tant de rapidité, qu'on eut toutes les peines du monde à rendre à chacun ce qui lui appartenait... Des faveurs ! s'écriait l'un... À Patte-de-velours, disait l'autre... passe pour Zinzim... Cerbélon... Bénengel... Agarias... l'esclave français Riqueli... le jeune Éthiopien Thézaca... mais pour le fade Patte-de-Velours... l'insolent Fadaès... j'en jure par Brahma... j'en atteste la grande Pagode et le génie Cucufa... Je ne les connais point... je n'ai jamais rien eu à démêler avec eux.

Zyrphile et Zulica parleraient encore, si Mangogul n'eût retourné son anneau ; mais sa bague mystérieuse cessant d'agir sur elles, leurs bijoux se turent Subitement ; et un silence profond succéda au bruit qu'ils faisaient. Alors le sultan se leva, et lançant sur nos jeunes étourdis des regards furieux :

« Vous êtes bien osés, leur dit-il, de déchirer des femmes dont vous n'avez jamais eu l'honneur d'approcher, et qui vous connaissent à peine de nom. Qui vous a fait assez hardis pour mentir en ma présence ? Tremblez, malheureux ! »

À ces mots ; il porta la main sur son cimeterre ; mais les femmes, effrayées, poussèrent un cri qui l'arrêta.

« J'allais, reprit Mangogul, vous donner la mort que vous avez méritée ; mais c'est aux dames à qui vous avez fait injure à décider de votre sort. Vils insectes, il va dépendre d'elles de vous écraser ou de vous laisser vivre. Parlez, mesdames, qu'ordonnez-vous ?

­ Qu'ils vivent, dit Mirzoza ; et qu'ils se taisent, s'il est possible.

­ Vivez, reprit le sultan ; ces dames vous le permettent ; mais si vous oubliez jamais à quelle condition, je jure par l'âme de mon père... »

Mangogul n'acheva pas son serment ; il fut interrompu par un des gentilshommes de sa chambre, qui l'avertit que les comédiens étaient prêts. Ce prince s'était imposé la loi de ne jamais retarder les spectacles. « Qu'on commence, » dit-il ; et à l'instant il donna la main à la favorite, qu'il accompagna jusqu'à sa loge.


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