avant table apres     DIDEROT - Les Bijoux indiscrets


CHAPITRE XXII
SEPTIÈME ESSAI DE L'ANNEAU.
LE BIJOU SUFFOQUÉ.

Quoique les bourgeoises de Banza se doutassent que les bijoux de leur espèce n'auraient pas l'honneur de parler, toutes cependant se munirent de muselières. On eut à Banza sa muselière, comme on prend ici le deuil de cour.

En cet endroit, l'auteur africain remarque avec étonnement que la modicité du prix et la roture des muselières n'en firent point cesser la mode au sérail. « Pour cette fois, dit-il, l'utilité l'emporta sur le préjugé. »

Une réflexion aussi commune ne valait pas la peine qu'il se répétât : mais il m'a semblé que c'était le défaut de tous les anciens auteurs du Congo, de tomber dans des redites, soit qu'ils se fussent proposé de donner ainsi un air de vraisemblance et de facilité à leurs productions ; soit qu'ils n'eussent pas, à beaucoup près, autant de fécondité que leurs admirateurs le supposent.

Quoi qu'il en soit, un jour, Mangogul, se promenant dans ses jardins, accompagné de toute sa cour, s'avisa de tourner sa bague sur Zélaïs. Elle était jolie et soupçonnée de plusieurs aventures ; cependant son bijou ne fit que bégayer et ne proféra que quelques mots entrecoupés qui ne signifiaient rien et que les persifleurs interprétèrent comme ils voulurent... « Ouais, dit le sultan, voici un bijou qui a la parole bien malaisée. Il faut qu'il y ait ici quelque chose qui lui gêne la prononciation. Il appliqua donc plus fortement son anneau. Le bijou fit un second effort pour s'exprimer ; et, surmontant en partie l'obstacle qui lui fermait la bouche, on entendit, très distinctement : « Ahi...ahi...J'ét...j'ét...j'étouffe. Je n'en puis plus... Ahi... ahi... J'étouffe. »

Zélaïs se sentit aussitôt suffoquer : son visage pâlit, sa gorge s'enfla, et elle tomba, les yeux fermés et la bouche entrouverte, entre les bras de ceux qui l'environnaient.

Partout ailleurs Zélaïs eût été promptement soulagée. Il ne s'agissait que de la débarrasser de sa muselière et de rendre à son bijou la respiration ; mais le moyen de lui porter une main secourable en présence de Mangogul ! « Vite, vite, des médecins, s'écriait le sultan ; Zélaïs se meurt. »

Des pages coururent au palais et revinrent, les docteurs s'avançant gravement sur leurs traces ; Orcotome était à leur tête. Les uns opinèrent pour la saignée, les autres pour le kermès ; mais le pénétrant Orcotome fit transporter Zélaïs dans un cabinet voisin, la visita et coupa les courroies de son caveçon. Ce bijou emmuselé fut un de ceux qu'il se vanta d'avoir vu dans le paroxysme.

Cependant le gonflement était excessif, et Zélaïs eût continué de souffrir si le sultan n'eût eu pitié de son état. Il retourna sa bague ; les humeurs se remirent en équilibre ; Zélaïs revint, et Orcotome s'attribua le miracle de cette cure.

L'accident de Zélaïs et l'indiscrétion de son médecin discréditèrent beaucoup les muselière. Orcotome, sans égard pour les intérêts d'Éolipile se proposa d'élever sa fortune sur les débris de la sienne ; se fit annoncer pour médecin attitré des bijoux enrhumés ; et l'on voit encore son affiche dans les rues détournées. Il commença par gagner de l'argent et finit par être méprisé.

Le sultan s'était fait un plaisir de rabattre la présomption de l'empirique. Orcotome se vantait-il d'avoir réduit au silence quelque bijou qui n'avait jamais soufflé le mot ? Mangogul avait la cruauté de le faire parler. On en vint jusqu'à remarquer que tout bijou qui s'ennuyait de se taire n'avait qu'à recevoir deux ou trois visites d'Orcotome. Bientôt on le mit, avec Éolipile, dans la classe des charlatans ; et tous deux y demeureront jusqu'à ce qu'il plaise à Brahma de les en tirer.

On préféra la honte à l'apoplexie. « On meurt de celle-ci, » disait-on. On renonça donc aux muselières ; on laissa parler les bijoux, et personne n'en mourut.


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